Affrontement autour de la gestion de la chasse, La nouvelle instance de régulation des espèces est paralysée par les divergences entre ses membres

Chaque année à la fin de l’été, la tourterelle des bois s’envole de l’Eu­rope vers l’Afrique. C’est à cette saison que la migratrice, svelte colombidé aux ailes tache­tées de noir, croise les plombs des chasseurs. Abattu sans contrôles ni quotas, cet oiseau, qui a perdu 80 % de ses effectifs depuis 1980, est pourtant classé vulnérable sur la liste rouge des espèces mena­cées. Sa chasse sera désormais ré­gulée : cette tourterelle fait partie des six premières espèces concer­nées par la nouvelle « gestion adaptative » cynégétique. Cette mesure, pilier de la ré­forme de la chasse, vise à ajuster les prélèvements en fonction de l’état de conservation des espèces concernées, en s’appuyant sur des données scientifiques. Elle a été introduite dans la loi du 24 juillet 2019, portant création de l’Office français de la biodiver­sité. Sa mise en œuvre concrète doit être précisée dans un décret attendu en janvier, pour un nom­bre total d’espèces qui reste à dé­ terminer. Mais à peine lancée, la gestion adaptative a déjà du plomb dans l’aile.

Les difficultés ont commencé dès la nomination du Comité d’experts sur la gestion adapta­tive (CEGA), chargé d’éclairer les décisions du ministère de la tran­sition écologique sur les quotas de chasse. D’après l’appel à candi­dature, émis en septembre 2018, ses membres devaient être nom­més « selon des critères d’excel­lence scientifique ». Six mois plus tard « le ministère avait changé son fusil d’épaule », relève Auré­lien Besnard, chercheur à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE) et vice­président du CEGA. Aux côtés de six chercheurs aca­démiques siègent deux experts de la Ligue de protection des oiseaux (LPO) et six personnalités proposées par la Fédération na­tionale des chasseurs. Résultat, « les manœuvres politiques ont ra­ pidement pris le dessus sur les ar­guments scientifiques », relate M. Besnard.

De fait, les trois premiers avis émis en mai 2019 par le CEGA – sur la tourterelle des bois, le courlis cendré et la barge à queue noire – ont été validés sans les six personnes désignées par la Fédé­ration de chasse, qui ont boycotté les réunions préparatoires. Et ont envoyé leurs propres « opinions personnelles » au ministère. Dans le cas de la tourterelle des bois, le CEGA a ainsi recommandé un ar­rêt provisoire de sa chasse ou, éventuellement, de ne pas excé­der 18 300 oiseaux tués. Les « pro­-chasse » ont préconisé, de leur côté, un quota de 30 000 à 40 000 tourterelles. Le ministère a en­ suite mis en consultation un ar­rêté autorisant la chasse de 30 000 tourterelles… avant de fi­nalement l’abaisser à 18 000.

« Chiffres fallacieux »

Autre exemple de divergence avec le courlis cendré, ce petit échassier des bords de mer, classé vulnéra­ble sur la liste rouge européenne. Le CEGA a recommandé, là aussi, une suspension temporaire de sa chasse. Un avis contesté par les six personnalités dissidentes, qui ont conseillé un prélèvement de 5 500 oiseaux. L’arrêté ministériel en a finalement autorisé 6 000 – soit à peine moins que le nombre de courlis actuellement chassés en France. Attaqué par la LPO, cet ar­rêté a aussitôt été suspendu par le Conseil d’Etat, en août 2019.

« La composition du CEGA ne per­ met pas de travailler sereinement, juge Aurélien Besnard. Les six per­ sonnes désignées par les chasseurs ont émis des opinions avec des chiffres fallacieux et des argu­ments qui n’ont pas de crédibilité scientifique. Nous avons envoyé une contre­ analyse au ministère, qui n’y a donné aucune suite. C’est assez démotivant. »

Autre son de cloche du côté des « pro­chasse » : « Le comité s’est mis en situation de blocage à cause des attitudes dogmatiques, d’un côté comme de l’autre. Il y a une majorité protectionniste qui veut qu’on ne chasse pas, alors qu’on peut chasser ces espèces, mais moins », estime Alexandre Cza­jkowski, membre du CEGA et pré­sident de l’OMPO (Oiseaux migra­teurs du Paléarctique occidental), une association fondée et finan­cée par le monde de la chasse.

Depuis cet été, les travaux du CEGA sont donc en suspens. Dans une lettre au ministère datant de juillet, son président, Patrick Duncan (biologiste, ancien cher­ cheur au CNRS), ainsi que M. Bes­nard demandaient la mise en place d’un processus de concerta­tion en amont entre chasseurs et écologistes, afin de limiter le tra­vail du CEGA aux aspects scientifi­ques et aux membres « dépourvus de tout conflit d’intérêts ». « Nous n’accepterons pas de continuer à travailler si le comité d’experts con­tinue sous cette forme et sert d’outil politique pour faire accep­ter des décisions sans fondement scientifique », prévenaient­ils, se demandant si le CEGA ne servait pas « d’alibi auprès des instances européennes afin de permettre aux chasseurs français de continuer à prélever des oiseaux dont les popu­lations sont en mauvais état de conservation ».

La France a été mise en demeure par la Commission européenne, suite à une plainte de la LPO, et doit précisément se justifier sur sa chasse aux oiseaux migrateurs et aux espèces menacées. « La ges­tion adaptative devrait s’appliquer aux espèces en bon état de conser­vation pour mieux connaître et mieux réguler les prélèvements, estime Yves Verilhac, directeur gé­néral de la LPO. Or la France ren­verse cette idée pour pouvoir chas­ser des espèces menacées, en pré­textant des quotas inférieurs à ce qui était chassé jusqu’ici. »

Chasser moins ou chasser plus, les interprétations divergent sur la gestion adaptative. Pour Willy Schraen, le président de la Fédéra­tion nationale des chasseurs, elle devrait au contraire permettre de rouvrir la chasse de nouvelles es­pèces. « Cette mesure, c’est nous qui l’avons demandée. On a tout intérêt à adapter la pression de chasse pour ne pas empirer la si­tuation de certaines espèces… Mais elle doit aussi pouvoir s’appliquer à des espèces non chassables, qui vont trop bien », explique­ t’­il, évo­quant le grand cormoran ou le cy­gne, deux espèces protégées dont la population a augmenté.

La pression des fusils

La France est le pays européen qui détient déjà la plus grande liste d’espèces chassables, 89 au total, réparties entre gibier sédentaire, gibier d’eau et oiseaux de passage. Elle est aussi le pays européen qui autorise la chasse du plus grand nombre d’espèces menacées, parmi lesquelles une vingtaine d’oiseaux, selon la LPO.

Néanmoins, l’impact de la chasse française sur le déclin de ces espèces fait débat. Pour les chasseurs eux­-mêmes, il est négli­geable. « Pour les espèces migratri­ces, il faut une vision plus globale de la chasse, tout au long du cou­loir de migration », juge ainsi Willy Schraen, qui évoque le cas de la tourterelle des bois : environ 92 000 oiseaux étaient tués cha­que année en France, contre près d’un million en Espagne…

Surtout, d’autres facteurs sont prépondérants dans le déclin de ces espèces : destruction de leur habitat, pollution, changement climatique… « Ce ne sont pas les chasseurs qui ont décimé la tourte­relle, c’est l’agriculture euro­péenne, à cause des pesticides, de la destruction des haies et des plantes sauvages dont elles se nourrissaient », affirme ainsi Alexandre Czajkowski, membre du CEGA. A cette menace, s’ajoute tout de même la mortalité due à la chasse qui, en Europe, tue chaque année 15 % à 20 % des tourterelles des bois, selon Aurélien Besnard.

Ainsi, les fusils ajoutent une pression supplémentaire sur ces espèces en déclin. « Quand on est affaibli par un cancer, on doit éviter d’attraper la grippe », note Frédéric Jiguet, chercheur au Muséum na­tional d’histoire naturelle (MNHN) et membre du CEGA. L’ornitholo­giste cite le cas de l’ortolan, dont une étude menée pendant cinq ans a montré que le braconnage en France doublait son déclin en Eu­rope du Nord. Ou bien du courlis cendré : au Danemark, la survie des oiseaux a augmenté de 5 % lorsque sa chasse a été abolie. « Ar­rêter la chasse ne suffira pas à sau­ver ces espèces, précise Aurélien Besnard. Mais c’est un des leviers les plus rapides à mettre en œuvre pour leur redonner du souffle. »  Angela Bolis/Le Monde 6 janvier