Dans la Grande Barrière, « les coraux ne font plus de bébés »

Les vagues de chaleur en Australie ont provoqué une « mortalité catastrophique » des récifs de cette merveille inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco.

Les études se suivent sur la Grande Barrière de corail australienne, soufflant le chaud et le froid. Au printemps 2018, une équipe de chercheurs australiens et américains, conduite par Terry Hughes, directeur de l’Australian Research Council Centre of Excellence for Coral Reef Studies, avait mis en évidence une « mortalité catastrophique » des récifs de cette formation emblématique, longue de 2 300 kilomètres et inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco. Ce dépérissement était dû aux vagues de chaleur extrême enregistrées en 2016 dans cette zone.

Fin 2018, une autre publication, émanant pour l’essentiel des mêmes auteurs, avait apporté une lueur d’espoir. Elle montrait que certains récifs avaient été relativement épargnés par le retour de pics de chaleur en 2017, pourtant plus intenses encore. Cela, grâce à une « mémoire écologique » des événements passés, qui leur conférait une forme de résilience.

Las, une nouvelle étude, parue mercredi 3 avril dans la revue Nature, assombrit à nouveau l’horizon. Elle fait apparaître une chute brutale de la capacité des organismes coralliens victimes de blanchissement à se repeupler.

Recul vertigineux du « recrutement larvaire »

Pour renouveler leurs populations, les coraux recourent en effet à un processus que les scientifiques appellent le « recrutement larvaire ». Les larves issues de leur reproduction débutent leur vie en nageant dans la colonne d’eau, se déplaçant au fil des courants, avant de trouver un substrat solide sur lequel elles se fixent, formant ainsi de nouvelles colonies. « Il s’agit d’un élément crucial pour le maintien des ensembles coralliens. Comme pour toutes les espèces animales, le stade larvaire est le plus sensible du cycle de vie », souligne Denis Allemand, directeur scientifique du Centre scientifique de Monaco et spécialiste de la biologie des organismes marins, qui n’a pas participé à cette étude.

Or, Terry Hughes et ses collègues ont comparé le niveau de ce recrutement en 2018 à celui de la période 1996-2016, durant laquelle ils avaient effectué plusieurs séries de relevés. Cela, sur plusieurs dizaines de sites de la Grande Barrière. Ces mesures se font en disposant au milieu des récifs, au cours de plongées, des tuiles de terre cuite sur lesquelles se fixent les larves et qui sont ensuite remontées à la surface pour quantifier le nombre de larves fixées.

Les chercheurs mesurent le « recrutement » de larves à l’aide de plaques où elles se fixent.
Les chercheurs mesurent le « recrutement » de larves à l’aide de plaques où elles se fixent. ARC Centre of Excellence for Coral Reef Studies/ Tory Chase

Il apparaît que par rapport aux deux dernières décennies, le recrutement larvaire a globalement baissé de 89 %. Un recul vertigineux à laquelle n’échappe que la partie sud de l’ensemble corallien, moins touchée par les dernières vagues de chaleur. Et la baisse est la plus marquée là où les vagues de chaleur ont provoqué le plus de dommages. Ce que Terry Hughes traduit d’une formule lapidaire : « Les coraux morts ne font pas de bébés. »

Pour l’écosystème corallien, il s’agit en quelque sorte d’une double peine. D’abord, la température excessive des eaux de surface a provoqué le blanchissement des récifs, par rupture de leur association symbiotique avec les microalgues (zooxanthelles) qui vivent dans leurs tissus et dont ils tirent leurs nutriments en même temps que leurs couleurs. Ensuite, leur potentiel de repeuplement a été réduit à presque néant.

Des épisodes de blanchissement de plus en plus fréquents

Sans doute, en conditions normales, les massifs coralliens ont-ils la capacité de se régénérer. Les chercheurs estiment que le niveau de recrutement pourrait se rétablir progressivement, sur une période « d’au moins dix ans » pour les espèces à la croissance la plus rapide. Encore faudrait-il qu’ils ne soient pas soumis à des stress climatiques récurrents.

Au cours des vingt dernières années, la Grande Barrière a déjà connu quatre épisodes de blanchissement à grande échelle, en 1998, en 2002, et consécutivement en 2016 puis 2017. Et les modèles climatiques annoncent qu’au rythme actuel des émissions mondiales de gaz à effet de serre, de tels phénomènes se produiront deux fois par décennie à partir de 2035, et tous les ans après 2044. Dans son dernier rapport, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) envisage, au niveau mondial, une perte de 70 à 90 % des récifs coralliens, même dans l’hypothèse où le réchauffement planétaire serait contenu à 1,5 °C. Et la perte pourrait atteindre jusqu’à 99 % dans un monde plus chaud de 2 °C.

Il en va donc de la survie de la Grande Barrière et, plus généralement, de ces irremplaçables oasis de vie que forment les récifs coralliens, qui couvrent à peine 0,2 % de la superficie des océans mais abritent près du tiers des espèces animales et végétales marines connues.

Pierre Le Hir/Le Monde 3 avril

photo : Un écosystème durablement altéré par le réchauffement climatique. ARC CENTRE OF EXCELLENCE FOR CORAL REEF STUDIES / MIA HOOGENBOOM