Qui a déjà franchi un pas, à pied, ou un col pyrénéen, à vélo, a pu s’émerveiller devant le tournoiement, à la mi-journée, d’une dizaine de vautours fauves au-dessus d’un sommet. Ce spectacle aérien, pour qui aime se promener dans les estives du massif franco-espagnol, est d’ailleurs devenu ces dernières années de plus en plus commun ; et témoigne, avant tout, de la reconquête par cette espèce de rapaces nécrophages, au bord de l’extinction dans les années 70, de territoires qu’elle occupait jadis. «Les vautours fauves se nourrissent de carcasses énormes. Donc dès qu’un individu repère de quoi manger, ils se regroupent très vite, explique Yvan Tariel, chargé de la mission rapaces à la Ligue de protection des oiseaux (LPO). On peut voir des attroupements jusqu’à 50 oiseaux : cela reflète les densités de populations locales.» 

Les chiffres tout juste divulgués par l’Office français de la biodiversité (OFB) confirment cette impression. Selon le dernier recensement de la population de vautours fauves dans les Pyrénées françaises, publié mardi, le nombre de couples reproducteurs a grimpé de 51% en un peu moins de dix ans, pour un total estimé à 1 286 paires d’oiseaux vivants en 2019 sur le versant hexagonal. «C’est la frange nord d’une population espagnole plus importante(estimée à 30 000 couples environ, ndlr), précise à LibérationStéphane Duchateau, chargé de l’animation pyrénéenne du Plan national d’actions «vautour fauve et activités d’élevage», mis en œuvre par l’Etat depuis trois ans. Cette augmentation est observable dans presque tous les départements, même là où il avait assez peu de vautours fauves comme dans l’Aude, en Haute-Garonne et dans les Hautes-Pyrénées.» Ou la démonstration qu’une politique de conservation, quand elle est bien menée, produit des effets.

Un œuf par an

Revenons cinquante ans en arrière. A la fin des années 60, le charognard, vu d’un mauvais œil, n’occupe plus qu’une portion congrue de son territoire initial au nord de la frontière avec l’Espagne, après des décennies d’indifférence. «L’espèce a failli disparaître, même dans les Pyrénées, poursuit Stéphane Duchateau, un passionné d’ornithologie. Elle souffrait de dénichage ou était détruite par ignorance.» Néanmoins, après l’interdiction de la chasse aux rapaces diurnes en 1972 et l’inscription du vautour fauve sur la liste des espèces protégées dans l’Hexagone quatre ans plus tard, l’oiseau majestueux reprend du poil de la bête et ses effectifs se stabilisent au sein de quelques colonies nichées dans le massif. «Leur protection a suffi pour que les populations remontent, complète l’ancien directeur du Fonds d’intervention pour les rapaces (FIR), Yvan Tariel. Mais ils ne pondent qu’un œuf par an, donc on est passé d’une dizaine de couples à un peu plus d’un millier en cinquante ans. Leur accroissement est assez lent.»

Egalement réintroduit avec succès, à partir des années 80, dans les Grands Causses, dans le sud du Massif central d’où il avait disparu, et dans les Alpilles, l’oiseau reste dépendant, pour la perpétuation de l’espèce, de la quantité de nourriture que lui offre –sur un plateau – l’activité pastorale (et parfois la nature elle-même). A savoir les carcasses d’ovins, de bovins ou d’équins (laissés) morts dans les espaces de pâturage. Or, avec l’interdiction des dépôts sauvages de cadavres, mais aussi une diminution de l’élevage, ces sources d’alimentation sont devenues rares pour l’un des plus grands rapaces français – son envergure dépasse largement les deux mètres. «L’action phare a été d’autoriser les éleveurs à laisser les animaux morts à disposition des vautours sur dérogation : la France est pilote sur ce dossier, ajoute l’ornithologue de la LPO. Car, sans nécrophages, le monde de l’élevage s’est retrouvé face à un problème majeur : que faire face à ces carcasses potentielles sources de maladies ? Aujourd’hui, les vautours rejouent leur rôle d’équarrisseur naturel qu’ils avaient autrefois.»

Plaintes d’éleveurs

Ce qui n’est pas du goût de tous les éleveurs pyrénéens, nombreux au milieu des années 2000 à se plaindre d’attaques envers les troupeaux, notamment après la fermeture des charniers industriels de l’élevage porcin espagnol à la demande de l’Union européenne. Du jour au lendemain privés de nourriture, les vautours fauves affamés s’étaient alors rabattus sur le versant nord de la chaîne pyrénéenne. Jusqu’à alimenter un niveau de crispations équivalent à celui né de la réintroduction de l’ours ou du retour du loup. «Aujourd’hui, on a en moyenne entre 20 et 40 plaintes d’éleveurs par an pour l’ensemble des six départements. Cela ne donne pas lieu à indemnisation, soulève Stéphane Duchateau. Mais les expertises montrent que les vautours sont seulement intervenus sur une bête encore vivante dans un tiers des cas. Et encore, ce sont principalement des animaux en train d’agoniser, dans l’incapacité de se mouvoir (une brebis coincée dans des barbelés par exemple) ou nés d’un vêlage difficile.» 

Car le rapace adore se repaître du placenta après la naissance d’un veau ou d’un agneau. Ce qui n’en fait pas un prédateur des estives pour autant. A ce sujet, l’Etat français s’est depuis lancé dans une grande campagne de sensibilisation auprès des exploitants pyrénéens. L’objectif ? Promouvoir des pratiques préventives comme la surveillance des bêtes vulnérables et qui mettent bas ainsi que le ramassage des cadavres. Dans le Béarn, la vallée d’Ossau et l’Aude, une quarantaine des placettes d’équarrissage naturel (un petit périmètre clôturé de 10 mètres par 10) où l’on renseigne en poids les animaux morts déposés ont même été mises à disposition des éleveurs. «Cela évite de passer par un système d’équarrissage industriel, qui plus est émissif en carbone», plaide Stéphane Duchateau, de l’OFB. Et de conclure : «Quoi qu’il en soit, la présence du vautour dans le massif, c’est une relation à bénéfices réciproques et une bonne chose pour la biodiversité pyrénéenne.»Sans compter son potentiel promotionnel pour le tourisme dans la région.

Florian Bardou / Libération / 26novembre 2020