Dauphins, cachalots, otaries, lamantins sont chassés et tués juste pour servir d’appât

Une vaste revue de la littérature alerte sur une pratique répandue qui touche des dizaines d’espèces marines et d’eau douce.

La pratique reste encore peu connue, elle est pourtant loin d’être marginale. Dauphins, cachalots, loutres, otaries, marsouins, lamantins… sont tués sciemment pour utiliser leur chair comme appât de pêche. Des chercheurs se sont penchés sur le sort macabre que connaissent ces mammifères aquatiques. Leurs données sont publiées jeudi 7 juin dans la revue Frontiers in Marine Science, à la veille de la journée mondiale de l’océan.

Dans cette revue systématique d’une ampleur inédite, l’environnementaliste Vanessa Mintzer (université de Floride) et ses collègues synthétisent les données de 145 documents – essentiellement des études scientifiques et des rapports d’institutions gouvernementales, intergouvernementales et d’organisations non gouvernementales (ONG) – produits entre 1970 et 2017. Leur analyse révèle que durant cette période, plus de 40 espèces de mammifères aquatiques ont été chassées et tuées au large des côtes ou dans les rivières d’au moins 33 pays. Encore récemment, entre 2001 et 2017, 19 de ces pays avaient conservé ces pratiques.

Machettes, explosifs ou crochets

Le caractère intentionnel de ces captures – c’est-à-dire au-delà d’une simple mise à mort d’animaux pris par accident dans les filets de pêche ou échoués sur les plages – a été observé dans au moins un pays pour plus de 80 % des espèces étudiées. Ces animaux sont attrapés par des méthodes souvent artisanales, à l’aide de harpons, machettes, couteaux, explosifs, filets ou crochets. Utilisée comme appât, leur chair est le plus souvent mise à profit pour pêcher le requin, mais aussi les poissons-chats, les crustacés (crabes, homards, écrevisses), les mérous, ou encore les espadons, thons, dorades, raies, bars, etc. Les usages sont multiples.

Pour Lamya Essemlali, présidente de l’ONG de protection des océans Sea Shepherd France, ces pratiques risquent de s’intensifier à mesure qu’augmentera la pression mise sur des ressources en poissons et crustacés qui, elles, diminuent. « Les pêcheurs font d’une pierre deux coups en tuant des mammifères aquatiques, analyse-t-elle. Cela fait des appâts gratuits et on se débarrasse des concurrents par la même occasion, car il y a ce sentiment croissant, ressenti par beaucoup de pêcheurs, que les prédateurs marins sont des compétiteurs pour les poissons. » Et si, en prime, le fruit de la pêche présente une haute valeur commerciale, comme c’est le cas en Asie pour les ailerons de requin, « c’est le jackpot ! Tout est réuni pour maximiser les profits », déplore la militante.

Espèces menacées

Si la chasse des mammifères aquatiques interpelle, c’est aussi parce qu’elle touche des animaux dont les populations sont parfois en situation critique. Plus d’un quart des espèces identifiées par les chercheurs comme étant la cible de prises intentionnelles sont classées par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) espèces vulnérables, en danger ou en danger critique d’extinction. La capture pour appât a même été clairement identifiée comme une menace majeure pour deux de ces espèces, le dauphin du Gange et le dauphin du Chili.

En outre, un manque de données empêche l’évaluation du statut de conservation de près de la moitié des espèces – ce qui « ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problème », souligne Vincent Redoux, professeur d’écologie à l’université de La Rochelle et directeur de l’Observatoire Pelagis (CNRS-université de La Rochelle), qui assure un suivi des populations de mammifères marins. Car même si elles ne sont pas encore classées dans la catégorie « en danger », « les espèces à distribution restreinte, comme les dauphins de fleuve ou à distribution côtière, sont extrêmement vulnérables à ce genre de pression », note-t-il.

L’UICN constate en outre que certaines espèces directement ciblées par les pêcheurs se portent mal, elles aussi, et sont comme quasi menacées ou vulnérables. C’est le cas de six requins (bleu, renard commun, tigre, mako, de récif et marteau) et d’un mérou. Pour huit autres espèces, l’évaluation de leur statut ne peut être réalisée, faute de données suffisantes.

Procédé « totalement hors la loi »

Pratiqué un peu partout sur la planète, souvent de manière clandestine (ce qui limite d’autant plus un état des lieux exhaustif), le fait de chasser pour se procurer de l’appât semble particulièrement répandu en Amérique du Sud (dans treize pays) et en Asie (neuf pays). En Europe, si certains pays comme l’Espagne se sont amplement servis, dans les dernières décennies, de chair de delphinidés pour pêcher – notamment pour approvisionner les pièges à crustacés –, ce procédé est devenu « totalement hors la loi »depuis la directive habitat-faune-flore de 1992, souligne Vincent Redoux. Pour autant, même en France, « on voit régulièrement des animaux morts échoués dont les muscles dorsaux ont été prélevés au couteau », constate-t-il. Cela reste néanmoins assez anecdotique, avec une dizaine de cas sur le millier de bêtes retrouvées gisantes chaque année sur les plages françaises.

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Dans le monde, afin d’encourager les pêcheurs à se détourner de l’usage des mammifères aquatiques pour leurs activités de pêche, les auteurs soulignent qu’outre le durcissement et la mise en application des lois relatives à la protection de ces animaux, il est également nécessaire de déployer des campagnes d’information, de développer les activités de tourisme autour de l’observation des dauphins et de procurer aux pêcheurs des sources d’appât alternatives. Car, estiment-ils, ces pratiques concernent pour beaucoup des pêcheries artisanales et sont indissociables de la viabilité économique de populations humaines ; ainsi, elles doivent être abordées dans leur globalité, avec les dimensions sociales, politiques et écologiques qu’elles comportent.

 

 

Photo : Chasse au requin blanc, au large de l’Île Guadalupe (Mexique). (C) REINHARD DIRSCHERL / BIOSPHOTO / (C) REINHARD DIRSCHERL / BIOSPHOTO