«J’ai vu danser les cratéropes écaillés»

Conflictuelle ou amicale, fugace ou suivie… Six histoires de rencontres entre l’humain et le sauvage. Aujourd’hui, Vinciane Despret, philosophe qui tomba amoureuse d’un oiseau.

Printemps 1994, gare de Tel-Aviv. Une jeune philosophe belge monte dans un bus, direction le désert du Néguev, dans le sud du pays. Elle pénètre ces paysages rocailleux, que vêt une végétation rare et buissonneuse, pour étudier un drôle d’oiseau : l’ornithologue Amotz Zahavi. La chercheuse a dévoré, incrédule, ses travaux sur le passereau d’Arabie. L’homme y décrit un volatile – le cratérope écaillé – qui, pour flatter le collectif, danserait, prendrait des risques pour gagner du prestige, irait jusqu’à faire des cadeaux pour affirmer son statut. «Danse, cadeaux, prestige»… Le scientifique israélien semble en roue libre, emporté par la fièvre anthropomorphique : l’observation critique s’annonce passionnante. C’était compter sans le fameux piaf. Car Vinciane Despret, venue pour l’ornithologue, tombera finalement amoureuse de l’oiseau. «Un véritable coup de foudre», dit-elle encore vingt-cinq ans plus tard.

La bête n’est pourtant pas impressionnante : «Un merle, en plus dodu, long bec d’insectivore, couleur cryptique.» Mais vient, après quelques jours de terrain, le moment fatidique. Un matin glacial, juste après le lever du soleil, la philosophe tombe de sa chaise : «J’ai vu les cratéropes écaillés danser.» Tout, dans la scène, vient corroborer la fantasque théorie d’Amotz Zahavi. Au moment du grand chassé-croisé des prédateurs nocturnes et diurnes, l’oiseau quitte sa cachette et s’en va danser à découvert, aux yeux de tous. «Un comportement aberrant qu’aurait dû éliminer l’évolution. Pour Zahavi, il s’agit en fait d’un test. L’oiseau met les siens à l’épreuve du risque : s’ils le rejoignent dans la danse, c’est qu’ils sont fiables.»

Sa propre fascination pour l’oiseau déstabilise la philosophe. «C’était l’arroseur arrosé. Je m’apprêtais à traquer l’anthropomorphisme chez cet ornithologue, et je me suis finalement laissé contaminer par l’amour qu’éprouvait le scientifique pour cet oiseau.» Surtout, elle prend conscience que l’animal, loin de n’être qu’un sujet passif, est le cocréateur du discours scientifique. «On peut lire tant d’histoires dans ces petits corps. Des histoires qui participent à la construction du savoir.»

Vinciane Despret assistera un peu plus tard à l’offrande des cadeaux qui permettent à l’oiseau «d’exhiber sa générosité» pour gagner en prestige dans le groupe. «Ces oiseaux, en compétition pour la coopération, semblent résoudre ici un dilemme qu’affronte tout groupe social : sortir du lot tout en maintenant une société égalitaire.» Un choc durable. «Le cratérope écaillé a chamboulé ma vision de la philosophie des sciences, et changé la manière dont je l’ai exercé depuis lors.»

Benjamin Leclerc/Libération, 6 août