« La perte de la biodiversité compromet la capacité de l’homme à se nourrir par lui-même »

Dans une tribune au « Monde », la directrice générale adjointe de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture rappelle que la biodiversité joue un rôle primordial pour la sécurité alimentaire.

Nous savons depuis longtemps que l’humanité détruit progressivement la biodiversité, cette stupéfiante diversité de la vie sous toutes ses formes, qu’elle soit à l’échelle des ressources génétiques, des espèces ou des écosystèmes. Les forêts diminuent, les abeilles se meurent et les espèces disparaissent à une vitesse mille fois supérieure à leur rythme naturel d’extinction. Mais savons-nous véritablement à quel point cette perte de la biodiversité compromet la capacité de l’homme à se nourrir par lui-même ?

Je ne le pense pas et c’est pourquoi le rapport sur l’état de la biodiversité mondiale pour l’alimentation et l’agriculture, soit la première évaluation mondiale du rôle de la biodiversité dans l’agriculture, est si important. Permettez-moi de vous en résumer les conclusions en termes clairs. La biodiversité est la base de nos systèmes de production alimentaire. Pourtant, elle est en chute libre. Si nous n’adoptons pas dès maintenant des pratiques respectueuses de la biodiversité – des politiques agricoles jusqu’à la responsabilité individuelle –, nous pourrions bientôt nous retrouver confrontés à une crise alimentaire mondiale.

Pour comprendre la situation actuelle, nous devons d’abord comprendre pourquoi la biodiversité joue un rôle primordial pour la sécurité alimentaire et la nutrition. Il s’agit des animaux, des céréales, des légumes, des insectes, des noix et des légumineuses que nous mangeons, mais également de ce que nous appelons « la biodiversité associée », ces espèces qui permettent de produire de la nourriture. Ce sont les coléoptères, les vers et les micro-organismes qui assurent la fertilité des sols. Ce sont les abeilles, les oiseaux et les chauves-souris qui pollinisent nos cultures et chassent les parasites ; ce sont les animaux et les plantes qui nourrissent les poissons que nous pêchons ; les arbres et les plantes qui filtrent notre eau et régulent le climat.

Croissance démographique et urbanisation

Notre recherche, qui se base sur les rapports issus de plus de 91 pays, montre que l’humanité est en train d’abîmer les fils de ce tissu de vie. Près des trois quarts des cultures vivrières mondiales dépendent de la pollinisation mais les pertes en colonies d’abeilles augmentent et 17 % des espèces de pollinisateurs vertébrés – les chauves-souris, les oiseaux et même les geckos – sont menacées d’extinction. Parmi les 9 600 espèces sauvages étudiées, 20 % sont en péril. Un quart des animaux d’élevage sont menacés d’extinction. La superficie mondiale couverte d’herbiers marins a baissé de 29 % au XXe siècle. Et je pourrais continuer…

Les raisons de ces pertes sont évidentes. Les tendances mondiales telles que la croissance démographique et l’urbanisation en sont des facteurs importants. Nous nous accaparons des terrains dans une logique de développement et de production agricole. Nous surexploitons certaines espèces. Nous polluons les écosystèmes. Le changement climatique provoqué par l’homme engendre des changements radicaux au niveau des régimes climatiques et des saisons de reproduction. Il y a tellement de choses que nous ne savons pas sur l’ampleur de la biodiversité associée. Par exemple, plus de 99 % des bactéries sont toujours inconnues et nous commençons tout juste à prendre conscience de l’ampleur de la vie dans le sol. Nous devons en apprendre davantage. Certains esprits cyniques diront que nous ne pouvons pas connaître l’impact qu’aura l’extinction de certaines espèces sur la production agricole. Ma réponse est simple : alors que notre capacité à nous nourrir est en jeu, a-t-on vraiment besoin de le savoir ?

En revanche, nous savons avec certitude ce qui peut advenir si nous n’adoptons pas un régime alimentaire respectueux de la biodiversité. La Grande Famine d’Irlande [1845-1852] est survenue parce que la population dépendait d’une seule variété de pomme de terre : la lumper. Les cultures étaient abondantes, nutritives et pouvaient nourrir des familles tout au long de l’année. Mais lorsqu’un champignon est apparu en 1845, toute cette culture a dépéri. Un million de personnes sont mortes et des centaines de milliers ont fui à l’étranger.

Aujourd’hui, on se détourne des produits traditionnels, respectueux de la biodiversité, et on dépend d’un nombre de plus en plus restreint d’aliments. Parmi les 6 000 espèces de plantes cultivées à des fins alimentaires, moins de 200 contribuent de manière significative à la production alimentaire mondiale. Et seulement neuf d’entre elles représentent 66 % de la production agricole totale. Au mieux, nous réduisons ainsi nos chances de profiter d’un régime alimentaire sain, varié et nutritif. Au pire, nous nous exposons à des bouleversements majeurs comme celui provoqué en Irlande par un seul champignon.

Prise de conscience

Laissez-moi cependant vous dire que rien ne nous oblige à emprunter cette voie – surtout si nous donnons aux agriculteurs les outils dont nous avons besoin pour conserver la biodiversité. Nous avons d’ailleurs pu constater des initiatives dans cette optique.

Le recours à des pratiques respectueuses de la biodiversité – telles que l’agroécologie ou le maintien de cultures non conventionnelles – est en hausse, tout comme les efforts de conservation. Les décideurs politiques prennent de plus en plus conscience de l’importance de la biodiversité pour l’agriculture. Les tendances mondiales offrent des occasions de développer des marchés pour des produits et des aliments sauvages respectueux de la biodiversité.

Mais ce n’est qu’un début. Nous devons nous attaquer aux causes de la perte de la biodiversité, renforcer les mesures de conservation et démocratiser les pratiques respectueuses de la biodiversité. Au niveau des gouvernements, les ministres de l’environnement et de l’agriculture peuvent faire la différence en harmonisant leurs politiques destinées à conserver la biodiversité.

La raison de cette urgence est simple. Alors que 710 millions de personnes sont en surpoids, près de 821 millions de personnes souffrent de faim chronique dans le monde. Entre aujourd’hui et 2050, alors que la population va passer de 7 milliards à 9,2 milliards, il nous faudra développer des systèmes alimentaires plus durables. Sans la biodiversité, nous ne serons pas en mesure de le faire. Il faut cesser de la détruire.

Maria Helena Semedo (Directrice générale adjointe de la FAO)