L’Académie des sciences et le sombre destin des insectes

L’Académie des sciences recommande une série de mesures pour contrer le déclin des insectes. Un signe supplémentaire de l’urgence à agir face à ce péril environnemental, estime Stéphane Foucart, journaliste au « Monde ».

Chronique. Une caractéristique de la France est le conservatisme de ses académies (médecine, sciences, agriculture…), et leur réticence à se prononcer sur tout ce qui pourrait bousculer l’ordre économique et social. Amiante, gaz de schiste, réchauffement, agriculture biologique, principe de précaution, sels nitrités dans l’alimentation : au fil des ans, les vénérables compagnies savantes françaises ont rendu des avis ou défendu des positions si souvent défavorables à la préservation de la santé et/ou de l’environnement – parfois en contravention avec de solides corpus de connaissances – qu’elles en ont perdu l’oreille de la société. Et que leur rôle historique de conseil scientifique du pouvoir n’est plus, aujourd’hui, qu’une virtualité.

L’avis rendu mardi 26 janvier par l’Académie des sciences française, sur l’urgence à agir pour contrer le déclin des insectes, n’en est que plus remarquable. D’abord parce qu’il est difficile de prendre fait et cause pour ces bestioles sans risquer, au mieux le désintérêt, au pire le ridicule. Autant s’engager pour la préservation des grands félins d’Asie ou de la faune emblématique africaine est fédérateur, autant il peut sembler étrange, voire superflu, de batailler pour la sauvegarde du bourdon terrestre ou du scarabée commun – animaux qui n’attirent souvent que dégoût et aversion.

Pour former leur opinion, les académiciens se sont fondés sur un article de synthèse publié dans les « Comptes rendus de l’Académie des sciences », et piloté par des spécialistes de la question, non nécessairement membres de l’institution du quai Conti. Mais sur cette base, celle-ci aurait pu finasser et se contenter de n’appeler qu’à la poursuite des recherches sur le sujet.

Chiffres terrifiants

C’est par exemple ce qu’a fait, en février 2019, la plus grande société savante consacrée à l’entomologie, l’Entomological Society of America (ESA). Omettant de préciser que ses principaux partenaires privés sont les géants agrochimiques Bayer, BASF, Syngenta et Corteva, l’ESA avait publié un communiqué dont le titre résume bien la teneur : « Sur le sort des insectes, le plus problématique est la somme de ce que nous ignorons encore. » Le plus urgent, disait en substance la société savante, était de continuer à chercher.

Au contraire, l’Académie des sciences ne s’est pas réfugiée derrière ce que nous ignorons encore, mais s’est saisie de ce que nous savons déjà. Elle recommande de prendre « urgemment » une série de mesures : « réduction significative de l’usage des pesticides pour conduire à terme à leur remplacement intégral par d’autres méthodes de lutte », « limitation de la conversion des milieux, non seulement en préservant et en restaurant la complexité des habitats naturels mais aussi en restreignant le développement de nouveaux élevages ou de nouvelles cultures (par exemple certains sojas) qui contribuent à la conversion », « lutte contre le dérèglement climatique et contre les espèces exotiques envahissantes »

Les deux études les plus fréquemment citées sur le sujet donnent la mesure de l’urgence, sous nos latitudes au moins. La première, rétrospective, conduite sur 63 zones protégées d’Allemagne, suggère un déclin de 75 % de la biomasse d’insectes volants entre 1989 et 2016. La seconde, prospective, conduite notamment sur 150 prairies là encore allemandes, indique une chute de 78 % de l’abondance des arthropodes (nombre d’individus capturés) et une baisse de 67 % de leur biomasse, entre 2007 et 2018.

De tels chiffres sont terrifiants en eux-mêmes, mais la situation est rendue plus inquiétante encore par sa singularité épistémologique. Depuis le milieu du XXe siècle, les grands périls environnementaux (changement climatique, pluies acides, destruction de la couche d’ozone) ont généralement été anticipés, détectés, analysés et attribués par la communauté scientifique bien avant de devenir accessibles à la perception de tout un chacun.

Faillites

Le déclin rapide des insectes déroge de manière spectaculaire à cette règle. En l’occurrence, tout automobiliste de plus de 40 ans a remarqué que les insectes heurtaient de moins en moins son pare-brise et sa calandre, avant que l’ensemble des communautés scientifiques potentiellement impliquées – entomologistes, biologistes de la conservation, agronomes, etc. – ne s’accordent sur la réalité, l’ampleur et/ou les causes majeures du phénomène. Bien des biologistes le disent : la situation actuelle leur aurait semblé, stricto sensu, impensable voilà trente ans.

Souvenons-nous des années 2000 où, au plus haut niveau de l’establishmentscientifique et de l’expertise, on renvoyait les apiculteurs à leurs chères études. On mesure aujourd’hui toute l’importance de leurs alertes. Dans son avis, l’Académie met ainsi en avant, parmi les causes majeures de l’effondrement en cours de l’entomofaune, « l’usage croissant et non ciblé de pesticides à haute toxicité (notamment néonicotinoïdes) », ce contre quoi les milieux apicoles se sont battus en vain depuis la fin des années 1990.

La situation actuelle résulte donc autant d’une faillite des modes de production de la connaissance et de l’expertise sur l’environnement que de la cécité des responsables politiques. Mais elle est aussi le fruit d’une faillite médiatique à peu près générale. Dans une étude publiée le 12 janvier, des chercheurs conduits par Scott Althaus (université d’Illinois à Urbana-Champaign) ont analysé quelque 10 millions d’articles de presse et de dépêches d’agences publiés entre 2007 et 2019 : 0,02 % d’entre eux évoquent les pollinisateurs et seuls 0,007 % abordent la question de leur déclin. Le journalisme n’a guère fait mieux pour protéger ce bien commun irremplaçable qu’est l’entomofaune. L’avis des académiciens n’en est que plus précieux.

Par Stéphane Foucart
Le Monde 30.01.2021