Un éléphant, ça trompe énormément. C’est bien connu. Mais que dire d’un pachyderme qui fume abondamment ? La diffusion, fin mars, d’une vidéo d’une éléphante d’Asie surprise en train de vapoter en a ainsi surpris plus d’un : un tel comportement est-il explicable dans le monde animal ? Et d’ailleurs, l’éléphante fumait-elle vraiment ? Et si oui, quoi ? Les naturalistes de la Wildlife Conservation Society, à l’origine de ces images surprenantes, ont néanmoins vite mis fin aux spéculations des internautes. Leur hypothèse ? Ce jour-là, l’éléphante indienne était vraisemblablement en train d’ingérer du charbon de bois comme un remède à ses maux digestifs. Courante chez l’homme moderne, l’ingestion de charbon de bois a par exemple été documentée à la fin des années 90 pour une espèce de singes de l’île de Zanzibar. Les colobes roux, de leur petit nom latin procolobus kirkii, avaient pris l’habitude de consommer du charbon pour contrer les effets négatifs de leur régime alimentaire, principalement composée de feuilles de badamiers et de manguiers. Une diète d’autant plus bénéfique pour ces primates que les populations ayant facilement accès à du bois calciné avaient alors un plus fort taux de natalité.

Pour qualifier ces comportements relevés chez de nombreuses espèces depuis l’Antiquité, les scientifiques parlent eux d’«automédication» ou, plus précisément, de «zoopharmacognosie». Quèsaco ? La faculté pour de nombreux animaux outre les grands singes (mammifères, insectes, oiseaux, etc.) de sélectionner des éléments de leur environnement, comme des plantes, pour se soigner. Ces capacités thérapeutiques, dont l’étude depuis trente ans ouvre aujourd’hui la voie à des applications pour la médecine humaine (en particulier contre le paludisme) et vétérinaire, ont d’abord été abondamment observées chez les chimpanzés. En 1977, le primatologue britannique Richard Wrangham, désormais professeur à Harvard, a ainsi été le premier, dans le sillon tracé par Jane Goodall, à relever la consommation intrigante, et sans mastication, de feuilles rugueuses et poilues, par des spécimens du parc naturel de Gombe Stream, en Tanzanie. La plante en question, une herbacée du genre Aspilia, consommée à jeun, dérogeait étrangement à leur régime quotidien en fruits mûrs. «Ces feuilles rugueuses n’ont aucun bénéfice calorique pour les chimpanzés, souligne, à propos de cette méthode de vermifugation dite «velcro», la primatologue française Sabrina Krief. En revanche, elles leur permettent d’expulser des parasites en six à huit heures.»

Apprentissage par mimétisme

Dans la lignée de primatologues reconnus comme l’Américain Michael A. Huffman, Sabrina Krief, vétérinaire de formation, a elle aussi rendu compte depuis l’an 2000 d’une consommation étonnante par les chimpanzés de plantes considérées par l’homme comme médicinales. «Quand j’ai commencé à travailler au Congo avec des chimpanzés orphelins relâchés en milieu naturel, j’ai été étonnée par le fait qu’ils goûtaient plein de plantes différentes de leur régime alimentaire habituel, raconte celle qui passe aujourd’hui une bonne partie de sa vie auprès des primates du parc de Kibale, en Ouganda. Quinze ans plus tard, je peux dire que ce n’est pas une erreur de leur part : c’est perceptif, ils ressentent un état de mal-être, par exemple des troubles digestifs, et vont avoir envie de quelque chose d’amer comme les écorces d’Albizia [un genre d’arbre subtropical, ndlr]Néanmoins, ce comportement ne semble pas «inné», selon Sabrina Krief, et résulte plutôt de l’apprentissage par mimétisme des expériences hasardeuses d’individus malades. «Les chimpanzés sont très prudents, ajoute la scientifique. Il leur faut dépasser la peur de la nouveauté, soit en apprenant seul par « essai-erreur », soit après avoir vu d’autres individus consommer ces plantes.»

Plus récemment, la consommation occasionnelle et en petites quantités de feuilles de trichilia rubescens par des chimpanzés de Kibale en bonne santé a également intrigué la chercheuse française. Après des analyses chimiques, qui ont permis d’isoler les molécules antipaludiques de cette plante, Sabrina Krief a donc avancé l’idée selon laquelle ces grands singes ingèrent également des plantes à des fins préventives – on dit aussi prophylactique –, une hypothèse qui séduit hors des rangs des primatologues, en particulier les entomologistes. «Longtemps, l’automédication animale était définie comme ayant pour conséquence de combattre une infection, explique ainsi Thierry Lefevre, chercheur au CNRS. Aujourd’hui, elle inclut également les pratiques qui améliorent la santé de l’animal sans pour autant éliminer cette infection. Par exemple, certains composés pourraient non pas réduire l’infection directement mais permettre à l’hôte de mieux vivre avec le parasite – c’est-à-dire augmenter sa tolérance à l’infection.»

Boîte à pharmacie

Spécialiste de parasitologie évolutive, ce biologiste s’est notamment intéressé, avec d’autres scientifiques, aux comportements alimentaires des moustiques vecteurs de paludisme en Afrique subsaharienne, comme l’espèce anopheles coluzzii. L’objectif : savoir si ces insectes collectés dans les parcs de Bobo Dioulasso, au Burkina Faso, étaient capables de juguler l’infection et donc de prolonger leur durée de vie. Or, les observations en laboratoire de ces invertébrés ailés ont mis en évidence, en 2016, «que l’alimentation en sucres naturels influençait significativement le développement du parasite, la fécondité des moustiques ainsi que leur longévité». «Ces résultats ouvrent sur les hypothèses de travail suivantes : est-ce que les moustiques une fois infectés sont capables de choisir préférentiellement des plantes ayant des propriétés antiplasmodiales comparés aux moustiques sains ?, s’interroge désormais Thierry Lefèvre. Ou est-ce que le parasite est capable de manipuler le comportement de son moustique dans un sens qui va le conduire à choisir les plantes qui favorise le développement du parasite, ce qui est de la manipulation parasitaire ?»

«Pour que les animaux ingèrent une substance bénéfique, il faut qu’ils aient fait apprentissage de l’intérêt de cette substance»,avance Hervé Hoste, directeur de recherches à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). Dans ses travaux, ce vétérinaire mentionne qu’à côté des primates, les moutons comme les chèvres infectés par des vers microscopiques du tube digestif seraient aussi capables de choisir, comme dans une «boîte à pharmacie», des plantes riches en propriétés bioactives (comme les tanins) afin de limiter les effets néfastes des parasites. Pour autant, la compréhension de ces comportements reste un vaste champ d’étude, admet Hervé Hoste, notamment pour comprendre comment les animaux prennent conscience des perturbations puis recherchent un remède adapté.

Leur étude encore embryonnaire présente par ailleurs quelques obstacles en particulier en matière de méthodologie pour éviter l’écueil de l’anthropomorphisme. Première difficulté : ne pas tirer de conclusions hâtives d’un comportement énigmatique ou anecdotique d’un animal ; mais surtout, et c’est la deuxième difficulté, prouver que les animaux ingurgitent une plante ou toute autre substance pour se soigner et non au hasard d’une alimentation opportuniste. «Lorsque nous étudions le comportement des animaux non humains, nous devons faire preuve de prudence, ne pas interpréter un comportement animal à partir d’une logique qui s’applique à l’humain et ne pas surinterpréter, met en garde le primatologue québécois Samuel Poirier-Poulin. Des hypothèses non automédicales doivent aussi être envisagées pour expliquer l’ingestion de terre. Ce comportement pourrait être pratiqué pour obtenir des suppléments minéraux, pour satisfaire des besoins olfactifs ou même sans aucune raison Et de conclure : «Ceci ne nous empêche pas pour autant d’apprécier à leur juste valeur les comportements novateurs des primates (et des autres animaux), mais nous pousse plutôt à réfléchir sur notre manière de les présenter et de les interpréter.»

Florian Bardou / Libération,24 décembre

Florian Bardou