Les animaux, nous les aimons, sauvons-les : l’éléphant

De l’éléphant aux gorilles en passant par le requin, le tigre et d’autres, Paris Match et le WWF vont vous emmener durant plusieurs semaines auprès de ces maîtres de la nature devenus victimes de la folie des hommes. Cette semaine, l’éléphant avec le photographe sud-africain, Brent qui a effectué de nombreux reportages sur le géant, qu’il a découvert à 5 ans dans le parc national Kruger

Son premier éléphant reste un souvenir épique. Brent Stirton, doté des prix de photographie animalière les plus prestigieux, dont trois Wildlife Photographer of the Year, n’avait que 5 ans quand il a croisé un mastodonte aussi impressionnant que mal luné. Né au Cap, le futur photographe mène alors la vie insouciante et privilégiée des Blancs sud-africains durant l’apartheid. Des plages de sable blond aux pistes rouges de la savane, le pays s’offre comme un terrain de jeu multicolore… Pour les vacances ou un simple week-end, les Stirton emmènent leur fils en safari, à l’affût des « big five », comme les appelle Hemingway dans « Les neiges du Kilimandjaro » : lion, léopard, rhinocéros, éléphant et buffle.

« Ce jour-là, nous explorions le parc Kruger, raconte Brent. Au détour d’une piste apparaît un pachyderme qui s’avance, nous barre la route et nous toise de toute sa hauteur. Je suis fasciné, mais ma mère se met à hurler de terreur. Elle supplie mon père de fuir au plus vite. Il refuse tout net, assure qu’il vaut mieux ne pas bouger. S’ensuit une dispute homérique. Finalement, l’éléphant a reculé doucement et tout s’est bien passé. »

Aujourd’hui, le photographe se dit qu’il s’agissait sans doute d’un mâle en rut : « Pour en avoir le cœur net, on peut observer leurs joues. S’il y coule un peu de liquide, c’est mauvais signe. » Tout sauf des larmes de crocodile, ces suintements signalent une humeur bien réelle, aussi amoureuse que belliqueuse. Sur le territoire de Monsieur, on ne passe pas.

La notion des limites, là où se croisent hommes et animaux, obsède Brent Stirton. Autre souvenir d’enfance marquant : quand on l’a emmené « admirer » les éléphants d’un cirque. « Ils étaient enchaînés. Me retrouver, moi si petit, au pied de ces êtres immenses et me dire qu’on pouvait les soumettre ainsi… Quel choc ! » A l’époque, le gosse rêve de suivre les traces d’un grand-père admiré : « Chirurgien orthopédiste, c’était un pionnier de l’amputation durant la Première Guerre mondiale. Il a sauvé beaucoup de vies. » Le petit garçon veut devenir médecin. Il a hérité d’une envie de réparer le monde, qui ne le quittera plus. Et ce sera via la photographie. Emule du grand James Nachtwey, le quinquagénaire n’a jamais perdu son idéalisme. Malgré une trentaine d’années à couvrir les pires exactions humaines, il garde une aversion marquée pour le cynisme : « Comme la médecine, le photojournalisme peut avoir un impact majeur. Il faut faire des choix éthiques. Et s’y accrocher dur comme fer. »

Démonstration de puissance: Au Kenya, un éléphant soulève un buffle imprudent comme s’il s’agissait d’un jouet. © MAURER/CATERS/SIPA

La cause animale, Brent y est venu après des décennies. Depuis une dizaine d’années, il consacre la moitié de son temps aux sujets environnementaux. S’il publie des images stupéfiantes de la faune, il refuse l’étiquette de photographe animalier : « Je ne passe pas des heures à guetter un spécimen pour sa seule beauté. Je m’intéresse à l’intersection entre animal et humanité. A des sujets comme le braconnage ou la chasse, quand elle est essentielle à la survie des populations. Le plus souvent, je travaille dans des zones instables et je montre des comportements illégaux. Mon job, c’est 95 % de transpiration et 5 % de prise de vues. »

Les imbrications entre guerres, milices, mafias et animaux, Brent Stirton va les suivre encore et encore

C’est en 2007, en couvrant le conflit en République démocratique du Congo (RDC), qu’il commence à s’intéresser aux effets de la guerre sur la nature. Dans une réserve forestière, des gorilles venaient d’être massacrés par des trafiquants de charbon de bois : « Un business de 50 millions de dollars annuels. Ils vendaient ce combustible dans une zone surpeuplée par la présence de 2 millions de réfugiés rwandais. Ces hors-la-loi ont tué les gorilles pour menacer les gardes du parc. Message : ils n’hésiteraient pas à les éliminer, eux aussi, s’ils les empêchaient d’accéder à la réserve pour leur trafic. »

Les imbrications entre guerres, milices, mafias et animaux, Brent Stirton va les suivre encore et encore. D’où son projet « Ivoire et terrorisme » : le commerce de défenses finance quantité de factions paramilitaires. Comme les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), basées en RDC. C’est un de leurs « exploits » que dévoile la photo du cadavre d’éléphant à la face tranchée (p. 78) : « La réaction des gardes m’a surpris et ému. Dans cette région ravagée par la guerre et la malnutrition, où le taux de chômage est de 80 %, un poste d’écogarde représente un gagne-pain inespéré, pas une vocation sentimentale. Pourtant – comme je l’ai souvent observé –, ces hommes étaient si tristes de n’avoir pu sauver leur protégé ! »

A la fin du Sommet des géants, le 30 avril 2016, 105 tonnes d’ivoire sont brûlées dans le parc national de Nairobi. On estime qu’il s’agit de 5 % du stock mondial. © Ben Curtis/AP/SIPA

La passion pour les éléphants gagne les rangers comme ce fut le cas pour Brent, intarissable sur leur organisation sociale sophistiquée, fondée sur le matriarcat et la concertation permanente. Les mères forment des crèches autour des bébés et des « écoles » pour les éléphanteaux plus âgés. Quand l’un d’eux manque de se noyer dans un plan d’eau, tout le groupe se précipite pour le tirer de là. La solidarité est un maître mot, leur intelligence, encore peu étudiée, un sujet d’étonnement. Brent reste ébahi par une expédition dans la réserve kényane de Tsavo, chez les plus grands éléphants du monde, ceux qu’admirait tant Romain Gary, et dont il prédisait la disparition dans « Les racines du ciel ». Le photographe et son assistant s’avancent à pied dans la brousse, avisent un mâle spectaculaire, accompagné de quatre ou cinq condisciples moins âgés : « Mais à chaque fois que je braquais mon objectif dans sa direction, les jeunes s’interposaient. Incroyable ! Par la suite, des biologistes m’ont expliqué qu’ils avaient confondu mon appareil photo avec une arme. Ils étaient prêts à se sacrifier pour leur ancien. »

Brent Stirton évoque aussi ces bébés dont on a tué la mère : « Paniqués, ils courent autour de son cadavre. Pas facile de les approcher et de les capturer pour les mettre à l’abri, car ce sont déjà des animaux massifs. Par la suite, je les ai souvent vus se laisser mourir de chagrin en refusant toute nourriture, malgré l’affection qu’on leur prodiguait. » Les pachydermes peuvent revenir sur le lieu où l’un des leurs est mort pour lui rendre hommage un an, jour pour jour, après le décès. Une mémoire d’éléphant…

Chamaillerie d’éléphanteaux dans le parc national Kruger, en Afrique du Sud. © CATERS/SIPA

« Ce sont aussi des pisteurs hors pair ! s’exclame le photographe. J’ai pu les observer se faufilant dans un champ de mines en Angola. » Le groupe s’était réfugié en Namibie pour fuir la guerre, il a réussi à rentrer chez lui sans dommages. Un exploit que les éléphants doivent à leur flair et à leur apprentissage de groupe : l’un d’eux a sans doute été blessé, un jour, par une mine. Les autres ont appris à reconnaître l’odeur de l’explosif. Villageois et démineurs savent qu’ils peuvent suivre leurs traces.

Face à ces géants au cerveau, lui aussi, surdéveloppé, les petits braconniers jouent leur vie. « Franchement, ils sont courageux, constate Brent Stirton. Il m’est souvent arrivé de discuter avec des chasseurs isolés, qui tentaient le tout pour le tout afin de nourrir leur famille. Je voulais comprendre leurs difficultés, leurs motivations. » Ceux-là, il ne les juge pas. C’est un tout autre type de braconnage que le photographe dénonce : « Je reste traumatisé par un massacre à l’échelle industrielle dans le parc camerounais de Bouba Ndjidah. » A la manœuvre : 120 « janjawid », les « diables à cheval », issus d’une lignée de chasseurs soudanais. Autrefois, deux cavaliers s’attaquaient à un éléphant avec des armes traditionnelles. Mais en 2012, c’est une milice surarmée qui a traversé l’Afrique du Soudan au Cameroun en passant par le Tchad.

Face à la sauvagerie des hommes, les éléphants trouvent parfois d’étonnantes ripostes

« En trois mois, ils ont décimé plus de 500 éléphants ! Les chiffres officiels sont moins élevés, mais j’ai personnellement compté les carcasses. » Comme l’accès à la zone était interdit par les forces spéciales camerounaises, il s’y est rendu clandestinement, caché sous le siège d’une Land Rover. « C’était l’horreur totale. Les janjawid s’étaient servi de lance-roquettes pour rabattre les troupeaux, puis les avaient massacrés au fusil-mitrailleur. Y compris les animaux dépourvus de défenses, les éléphanteaux… Les mères s’étaient effondrées sur leurs petits qu’elles avaient désespérément tenté de protéger. » Le photographe s’alarme du nombre de complicités nécessaires pour commettre un tel forfait, le pire carnage depuis les années 1950 : le passage de plusieurs frontières alors que les miliciens étaient équipés de matériel militaire, puis tout le trajet inverse avec leur stock d’ivoire…

Face à la sauvagerie des hommes, les éléphants trouvent parfois d’étonnantes ripostes. Comme ces deux mâles, dont un congénère avait été tué par un braconnier, et qui ont suivi sa trace sur 40 kilomètres. Ils ont mené les enquêteurs jusqu’à la maison du coupable. Brent Stirton souligne aussi l’apparition de groupes dépourvus d’ivoire. Comme s’ils avaient compris que leur meilleure défense est de n’en avoir aucune.

Dossier réalisé avec la collaboration de Gaëlle Legenne

Richard Thomas, directeur de la communication de Traffic: « Les défenses expédiées en Chine sont cachées sous du poisson séché dont l’odeur trompe les chiens policiers »

Une sculptrice d’ivoire, à Pékin, où cet art ancestral est surnommé « l’un des trois trésors ». La Chine reste le premier marché mondial de l’ivoire, même s’il y est désormais interdit. © Brent Stirton / Getty Images

L’ivoire africain quitte le continent dans des porte-conteneurs, par les grands ports de la côte est. Direction la Chine, en passant par la Malaisie. Les défenses peuvent être dissimulées sous des troncs d’arbre ou du poisson séché, dont l’odeur trompe le flair des chiens policiers. Une de nos missions consiste à repérer ce genre de cheminement. Cofondé par le WWF et l’Union internationale de conservation de la nature (IUCN) en 1976, Traffic est un réseau de surveillance du commerce, de la faune et de la flore sauvages. Notre équipe compte 150 membres, installés sur une trentaine de sites stratégiques, de la Tanzanie à la Malaisie. Dans d’immenses bases de données, nous recensons tous les dérapages, les pays concernés, les itinéraires empruntés… et proposons des plans d’action. Dans le port kényan de Mombasa, il était trop chronophage de contrôler l’intérieur des conteneurs en partance pour l’Asie. Alors nous avons financé la mise en place d’une nouvelle technique : on aspire l’air du conteneur en le faisant passer par un tampon qu’un chien, spécialement formé, va renifler pour détecter la présence éventuelle d’ivoire.

En Thaïlande, les trafiquants profitaient du commerce légal des défenses d’éléphants domestiques : sur les marchés, l’ivoire local et celui importé illégalement d’Afrique se mêlaient aisément. Mais le pays a banni l’ensemble de ce commerce et même obligé ses habitants à déclarer toute possession d’un objet en ivoire. Le Cameroun a pris des mesures semblables. Ces nouvelles dispositions juridiques sont un excellent début, mais elles ne suffi sent pas. En Chine, par exemple, l’ivoire fut longtemps l’apanage des empereurs, alors il suscite la convoitise d’une classe moyenne en quête de signes distinctifs. Si la demande existe, il y aura toujours une offre. Clandestine, s’il le faut, avec des ramifications parfois tentaculaires. Voilà pourquoi nous travaillons notamment sur la corruption et les trafics de permis, en recommandant le remplacement du papier par des autorisations électroniques, plus difficiles à falsifier. Il faut aussi, et surtout, changer les mentalités. Lutter contre la mode des bijoux en peau d’éléphant, en Birmanie par exemple. En Chine, les maîtres artisans de l’ivoire se sont saisis de la question : désormais, ils sculptent des merveilles à base de noyaux de pêche ou même d’olive. Et le font savoir. »

Propos recueillis par Karen Isère – Paris Match, 4 avril

Illustration : Le monument de la savane incarnait la force tranquille. mais ses défenses en ivoire tellement convoitées sont aussi sa faiblesse. et la pression démographique ne cesse de grignoter son royaume Lanting Frans/DPA/ABACA