L’insecte, égal de l’homme d’après François Lasserre

Malgré la mauvaise réputation des insectes, sachons distinguer leurs particularités et arrêtons de nous comporter de «façon discriminante» envers ceux qui sont des êtres à part entière, rappelle François Lasserre à l’occasion de la journée mondiale de la biodiversité.

Mais où sont passés les papillons ? Que deviennent les abeilles ? Où sont ces insectes qui s’écrasaient par centaines sur nos pare-brise ? Voilà des interrogations récurrentes qui font écho à l’actualité de ces trente dernières années : les populations globales d’insectes diminuent drastiquement (Libération du 18 mai).

Pour certains d’entre nous, c’est peut-être une bonne nouvelle : enfin moins d’insectes ! Cela fait des millénaires que nous luttons contre ceux qui nous piquent, transmettent des maladies ou mangent nos récoltes. Alors enfin les voilà qui disparaissent.

Seulement, avec eux, tout un pan de la biodiversité diminue, celui qui dépend de ces petits animaux incroyablement nombreux et présents à tous les étages des écosystèmes. Oui, les insectes qui nous embêtent peuvent en cacher d’autres, bien d’autres, inconnus et bienfaisants, pourtant. Seules quelques espèces apportent une sale réputation à l’ensemble de ce vaste monde. Si l’on nous demande quels sont les insectes qui nous embêtent, environ 20 espèces (ou un peu plus pour un agriculteur) nous viennent en tête : moustiques, guêpes, frelons, mouches, puces, doryphores, capricornes, pucerons, etc. Pourtant, rien qu’en France, il existe plus de 40 000 espèces d’insectes. C’est-à-dire qu’une vingtaine d’espèces portent préjudice à 39 980 autres ! Et pour aller plus loin, au sein de ces espèces, seuls quelques individus nous ennuient. Ainsi, dire que «les pucerons sont nuisibles» ou que «les guêpes piquent» est une erreur de pensée face aux statistiques et probabilités. En effet, ici, nous manquons de pensée critique en ne prenant pas en compte toutes les fois où nous avons croisé une guêpe inoffensive, ou qu’un puceron a épargné nos tomates. Nous ne retenons qu’une anecdote : l’individu qui nous a ennuyés. Mais combien de milliers de guêpes côtoyons-nous chaque année ? Malgré cela, la réputation des guêpes est unanime : elles piquent et nous ennuient. C’est aussi faux que de dire que tous les habitants de telle région sont peu accueillants, à partir d’une anecdote malheureuse. En fait, nous nous comportons de façon discriminante vis-à-vis des animaux non-humains. Nous les mettons tous «dans le même panier». Attitude que nous tentons d’atténuer depuis longtemps entre humains. Certes ces derniers ont droit à un traitement de faveur, mais depuis Darwin, nous savons pourtant que le vivant n’a pas de hiérarchie, que l’arbre généalogique avec les humains placés tout en haut, et les insectes, et d’autres, en bas, n’existe plus.

Oui, nous sommes tous autant évolués les uns que les autres, sans hiérarchie, ni sens. Au cours du temps, un insecte a évolué vers la mouche, la guêpe, etc., comme un primate a évolué vers l’humain, le chimpanzé, etc. Humains et mouches vivent aujourd’hui, aucun n’est resté dans le passé, ils ont tous évolué, changés.

Mais cette réalité biologique heurte encore notre philosophie et nos sens des valeurs. Notre anthropocentrisme nous empêche encore aujourd’hui d’intégrer cette théorie de l’évolution dans nos schémas mentaux. C’est si difficile de penser que les capacités cognitives qui nous permettent d’écrire, d’imprimer et de lire ce journal ne sont pas «en haut de l’évolution» ! Alors nous continuons à traiter les non-humains comme bon nous semble.

Est-ce notre civilisation occidentale qui, au cours de l’Histoire, a accentué la violence qu’Homo sapiens a toujours eue avec le vivant ? Il semble en effet que la culture naturaliste élaborée au 17esiècle dans un Occident judéo-chrétien, qui consiste à séparer la nature de la culture (c’est-à-dire des humains), ait amplifié ces rapports conflictuels.

Nous en sommes profondément imbibés. Posons-nous la question : quel est mon rapport avec le vivant ? Sommes-nous individuellement et spontanément généreux et bienveillants avec cette araignée, cette souris ou ce frelon ? Pas vraiment, car nous voyons plus facilement leurs côtés négatifs et les détruisons sans remords. Si les sciences naturalistes nous ont beaucoup apporté, elles ont aussi entériné le fait qu’il y avait des groupes impersonnels, comme «arbres», «insectes» ou «nature». Sans nous en rendre compte, cela nous autorise une grande violence envers eux. Cela supprime notre sensibilité et notre acuité à voir la singularité d’un insecte, par exemple. Nous ne percevons plus l’être que l’on croise, mais sa catégorie.

Ainsi, lorsque notre voisin dit avoir détruit un nid de guêpes, cela n’a aucun impact sur notre sensibilité. Pourtant ces individus ne nous ont souvent fait aucun mal et ils avaient eux aussi leur ontologie, comme disent les philosophes. Ils ont eux aussi une vision subjective du monde, et aucun d’entre eux ne souhaite mourir. Comme nous.

Nous sommes tous différents au sein des humains, tous singuliers, et nos sociétés nous ont faits égaux devant la loi. Est-ce que Darwin arrivera un jour à rendre humains et non-humains plus égaux devant la loi (tout en préservant l’intégrité des humains) ? Ne serait-ce d’ailleurs l’une des meilleures pistes pour sauver les non-humains de nos occupations de l’espace et des terres ? Car finalement, c’est ce qui fait disparaître la diversité du vivant, notre propension à occuper l’espace sans nous soucier des autres. Où que nous allions nous détruisons et aseptisons les espaces. Nous les dominons, y compris dans nos jardins. Alors sans lieux où nicher, sans nourriture à déguster, comme des fleurs sauvages pour les insectes pollinisateurs, et voilà les insectes qui disparaissent. Et si en plus nous les aspergeons de produits toujours plus efficaces pour les tuer, cela ne les aide pas.

A cela s’ajoute notre propension à n’avoir d’yeux que pour les animaux «intelligents», c’est-à-dire qui nous ressemblent cognitivement, et surtout à ne reléguer les insectes qu’aux «rôles» qu’ils joueraient pour nous. Dans ce cas, que faisons-nous de ceux qui n’en jouent pas ? Et comment pouvons-nous exiger d’un autre animal un rôle écologique, alors que nous, personnellement, n’en jouons pas ? Et qui leur aurait attribué un «rôle» ? Dieu ? Nous ? Cela revient au même. Pourrons-nous un jour les accepter pour ce qu’ils sont, sans justificatif nécessaire ? Aucun d’eux et aucun de nous n’a plus de légitimité à vivre sur Terre, voilà une réalité biologique qui pourrait positivement alimenter nos réflexions philosophiques.

Enfin, les insectes représentent typiquement l’étranger, l’autre. Rencontrer un insecte, c’est rencontrer une autre culture. Les apprécier pour ce qu’ils sont est une véritable gageure au pays des «nuisibles» ou autres «pestes», de la mécanisation de la «nature» et du traitement dominants/dominés que nous réservons aux non-humains, qu’ils soient domestiques à travers l’élevage, ou sauvages à travers la chasse. De plus, notre gouvernance étatique semble entretenir et conforter cette attitude dominatrice. Est-ce qu’une démocratie un peu plus égalitaire et moins monarchique apporterait un autre rapport avec tous ceux qui nous entourent ? Certain.e.s le pensent.

Nous sommes entourés d’individus ayant chacun sa singularité et subjectivité, qu’il s’agisse d’humains ou de non-humains. A partir de ce constat, ne pourrions-nous pas construire l’avenir, celui d’un humanisme plein et entier, sans frontières et magnifiquement biodiversifié ? Être Humain n’est-ce pas simplement accepter les autres, tous les Autres, pour ce qu’ils sont ?

François Lasserre auteur et vulgarisateur, vice-président de l’Office pour les insectes et leur environnement (Opie)

 

 

 

photoUne abeille noire (Apis mellifera mellifera) butine une fleur, sur l’île d’Ouessant dans le Finistère. L’abeille noire qui avait presque disparu en France a repeuplé une grande partie de la Bretagne, sa région d’origine, et plus particulièrement à Ouessant, une île préservée de la pollution et des pesticides. Photo Fred Tanneau. AFP