Les poissons, suppliciés en silence

RAPPORT D’ÉTONNEMENT. Des associations s’élèvent contre les conditions atroces de la mise à mort de ces créatures, envers lesquelles la plupart d’entre nous n’éprouve aucune empathie.

En 1497, longeant les côtes de Terre-Neuve, le navigateur vénitien Giovanni Caboto signala dans son journal que les morues étaient si nombreuses qu’elles bloquaient son vaisseau. Cinq siècles plus tard, pour cause de surpêche, 90 % des morues, ou cabillauds, comme la plupart des grands poissons – colins, églefins, espadons, thons, raies, requins… – ont disparu. Le massacre des animaux marins, dont l’habitat couvre 71 % de notre planète, est inouï. Il est cruel et invisible.

« Le pire a lieu en mer »

La Revue semestrielle de droit animalier (RSDA, Université de Limoges), dans son numéro paru en décembre 2017, consacre un dossier effrayant à ces animaux « méprisés et décimés » que sont les poissons. Si, chaque année, nous tuons 64 milliards de vertébrés terrestres pour les manger, nous exterminons entre 970 et 2 740 milliards de vertébrés marins : un chiffre colossal, évalué en 2010 par l’ONG britannique Fishcount. Et cette estimation ne tient pas compte des poissons non homologués que les pêcheurs rejettent à la mer blessés, condamnés à mort : ils représenteraient entre 10 % et 40 % du tonnage. Le rapport de Fishcount conclut : « Le pire a lieu en mer. »

Mais le pire du pire est que nous nous en fichons. Nous n’éprouvons aucune empathie à l’égard de ces créatures si peu anthropomorphes, sans visage, sans regard, silencieuses. Dans une tribune publiée dans la revue, Yves Bonnardel, coordinateur de la campagne mondiale 2016 « Qui sont les poissons ? », explique : « La préoccupation à l’égard des poissons est faible, parce qu’ils nous semblent très différents de nous, que nous n’entendons pas leurs cris de détresse et ne nous identifions guère à ce qu’ils peuvent subir. Pour cette raison, les modes même d’exploitation sont très peu réglementés et causent des souffrances incommensurables. »

Des animaux sociaux

Nous n’imaginons pas que les poissons souffrent. Habitués par la pêche de loisir à les voir frétiller au bout d’une ligne, percés d’un hameçon, nous croyons qu’ils sont simplement agités par des réactions réflexes. Mais non. Une synthèse publiée en 2010 par la biologiste Victoria Braithwaite, Do Fish Feel Pain ? (Oxford University Press, non traduit), nous le rappelle : même s’ils sont dépourvus de néocortex, les poissons ressentent la douleur et elle affecte tout leur comportement. Chacun d’entre eux, même le petit guppy, offre « des traits de personnalité », « reconnaît individuellement ses congénères » et « fait preuve de mémoire ». La plupart sont des animaux sociaux qui aiment jouer, communiquer, chasser, les plus intelligents utilisent des outils et forment des communautés élaborées.

Les poissons pêchés meurent dans des conditions atroces. La pêche au chalut les traque par le fond dans d’énormes filets où ils s’entassent par milliers, écrasés, blessés par les crustacés et les cailloux raclés au sol, les yeux sortis de leur orbite par la décompression. Puis ils sont jetés sur de la glace pilée où, asphyxiés, ils agonisent des heures, tandis que les plus grands sont éviscérés vivants.

Lors des pêches de surface à la senne (un filet dérivant), les bancs de sardines, anchois, harengs, thons sont comprimés à étouffer avant d’être jetés dans de la saumure liquide à 0°. Ils s’accrochent par les branchies et les nageoires dans les filets maillants, où ils sont dévorés vivants par les poux de mer, puis extraits au crochet par les pêcheurs. Dans les élevages piscicoles, qui produisent 50 % des poissons consommés, « des centaines de milliards d’entre eux vivent une courte vie de misère, agglutinés dans des cages immergées, des bassins ou des citernes », rappelle Yves Bonnardel….

Suite dans Le Monde du 21 janvier