Un « pont de singes » pour sauver les gibbons

Il suffisait d’y penser. L’expression, attribuée à Christophe Colomb présentant son fameux œuf, a traversé les siècles. Par une expérience simplissime et une phrase lapidaire, le navigateur faisait taire les petits malins pour qui découvrir l’Amérique n’était pas si compliqué. Une équipe hongkongaise vient, à son échelle, de remettre au goût du jour la maxime. Pour sauver des singes menacés d’extinction à court terme, ils ont construit… un pont de singes. Et ça marche ! L’expérience « figure en bonne place dans Scientific Reports du 14 octobre.

Les gibbons de Hainan (Nomascus hainanus) sont considérés comme l’espèce de primates la plus menacée du monde. Près de 2 000 il y a soixante ans, ils n’étaient plus que 13 en 2003, rassemblés sur cette île du sud de la Chine. L’attention extrême portée sur la réserve nationale de Bawangling a évité leur disparition immédiate. Elle avait même permis d’approcher la barre des trente individus lorsque, en 2014, le typhon Rammasun s’est abattu sur l’archipel, le pire enregistré dans la région depuis 1949. « Des trous sont apparus dans la canopée, jusqu’à 30 mètres de large », raconte Bosco Chan, responsable du département de conservation au jardin botanique de Hongkong. Des abîmes presque infranchissables pour les 8 individus du groupe C. « Les femelles et les juvéniles, en particulier, restaient bloqués », raconte le scientifique.

Les forestiers ont donc replanté de jeunes arbres. Mais les gibbons allaient-ils tenir pendant les cinq ans nécessaires à la restauration d’une canopée ? L’équipe de Bosco Chan, qui suit l’espèce depuis les années 1980, a décidé d’expérimenter en 2015 un dispositif très simple : deux cordes, tendues l’une au-dessus de l’autre entre des arbres distants de plus de 15 mètres.

La version la plus basique de ce que l’on nomme un « pont de singes ».

Les primates allaient-ils adopter l’installation ? Des ponts arti »ciels ont été déjà construits pour permettre à des singes de franchir des routes ou des rivières. Mais pas au milieu des forêts, encore moins en réponse à une catastrophe naturelle. « Nous avions bon espoir, ce sont des animaux très intelligents, mais cela a pris beaucoup plus de temps que prévu », admet le chercheur. Pas moins de cent soixante-seize jours pour qu’une première femelle – dorée – ose passer le pont. Puis une autre. De 2016 à 2019, la fréquentation s’est généralisée, à l’exception du mâle reproducteur du groupe, le plus musclé, capable de franchir, par brachiation – autrement dit en lançant son corps noir de jais d’un bras à l’autre – les quelque six mètres séparant les branches des deux arbres.

« Cet exemple montre bien qu’avec un peu de créativité et sans beaucoup de moyens on peut trouver des solutions qui font une diérence pour toutes ces populations animales qui vivent autour de nous et sourent de nos activités », salue la primatologue Elise Huchard (CNRS, Montpellier). Sa collègue Sabrina Krief (Muséum national d’histoire naturelle) tempère le constat : « Dans le cas des routes, des exploitations forestières et minières qui fragmentent l’habitat des primates non humains, aucune mesure n’arrive à réellement réduire la menace représentée. »

La petite communauté semble avoir passé le cap. En cinq ans, trois naissances sont intervenues dans le groupe C. Deux adultes s’en sont détachés pour former leur propre entité, la cinquième de la réserve. La canopée est presque reconstituée, au point que le dispositif devait être démonté cette année. L’épidémie de Covid-19 et les restrictions de déplacement en Chine en ont décidé autrement. Les gibbons en sursis, qui continuent d’emprunter le pont, ne semblent pas s’en plaindre.

Le Monde/21 octobre 2020