En Namibie, un modèle de conservation communautaire fragilisé

REPORTAGE « Parcs africains » (4/6). L’effondrement du tourisme international a mis en lumière les limites d’un mode de gestion communautaire censé réduire la pauvreté et protéger la biodiversité.

Demain, à l’aube, Marthinus Sanib prendra le chemin des sources. Six heures de marche pour atteindre les grands massifs ocre rouge qui se découpent à l’horizon, sur des plaines aux herbes blanchies, en ce début d’hiver austral, sec et glacial. A leur pied, dans le lit encore humide d’une rivière éphémère, il a rendez-vous avec de discrets rhinocéros noirs qui font partie des seuls à vivre encore en liberté en Afrique, en dehors des aires protégées et des réserves privées. « Le matin, les animaux se rapprochent pour boire. S’ils ne sont plus là, je suis leurs traces. Je connais bien leurs habitudes », explique en langue damara le ranger devant un rudimentaire campement où il vient de poser son paquetage pour prendre un service de vingt jours, isolé de tout, dans cet univers désolé et aride du nord-ouest de la Namibie, à 600 kilomètres de la capitale, Windhoek. Un environnement si hostile à l’homme que seuls d’austères éleveurs parviennent à y vivre.

Pister ces géants pour s’assurer qu’ils sont en bonne santé, occuper le terrain pour éloigner les braconniers liés au crime organisé, qui écoulent à prix d’or vers l’Asie les cornes des mammifères abattus puis amputés : sanglé dans son uniforme kaki, visage rond et sourire timide, Marthinus Sanib maîtrise son métier et ses dangers. Avec 2 780 kilomètres parcourus et 432 observations de rhinocéros en une année, il s’est même vu décerner, en avril, avec trois autres lauréats, le titre de meilleur ranger parmi les bataillons mobilisés par les conservancies pour protéger la faune sauvage sur leur territoire.

Il n’existe pas de mot en français qui corresponde de manière précise aux conservancies, ces organisations locales, des zones de conservation communautaire auxquelles l’Etat namibien a transféré la gestion des ressources naturelles. Selon les régions, chacune regroupe des centaines voire des milliers d’éleveurs, parfois des agriculteurs. Il en existe 86 en Namibie. Elles couvrent quelque 180 000 kilomètres carrés, soit 20 % de la superficie du pays, comptent 230 000 membres et sont dotées de statuts dont l’objectif ambitieux est d’organiser une cohabitation rentable et durable avec des espèces souvent menacées et parfois dangereuses.

A l’opposé du modèle des parcs « forteresse », instruments majeurs de la conservation depuis près d’un siècle, mais aujourd’hui controversés en raison du traitement infligé aux populations autochtones, souvent déplacées sans leur consentement, celui des conservancies se veut une alternative à un moment où un débat mondial est engagé sur la nécessité d’accroître la surface des terres protégées pour enrayer l’effondrement de la biodiversité. La Namibie s’affiche comme le pays le plus avancé dans ce mode de gestion de la nature. Elle s’est inspirée d’une initiative lancée au Zimbabwe au début des années 1980, connue sous le nom de Campfire (Communal areas management programme for indigenous resources, en français « programme de gestion des zones communales pour les ressources indigènes ») et théorisée par un professeur d’anthropologie sociale de l’université du Zimbabwe, Marshall Murphree.

Ce missionnaire méthodiste passé par la London School of Economics avait formulé l’idée que les populations marginalisées de l’ancienne colonie britannique – alors appelée Rhodésie du Sud (Zimbabwe actuel) – devaient pouvoir, comme les grands fermiers blancs propriétaires d’immenses domaines, tirer des revenus de la présence de cette faune exceptionnelle – des animaux considérés comme un capital à faire fructifier grâce aux safaris ou à la chasse. « If it pays, it stays » (« si ça rapporte, c’est préservé »), répètent ces conservationnistes adeptes de la loi du marché.

L’expérience ne produira pas les fruits attendus au pays de Robert Mugabe, mais cela n’empêchera pas la jeune Namibie, libérée en 1990 de la tutelle de l’Afrique du Sud, d’y adhérer. En 1996, la loi sur la protection de l’environnement est amendée pour accorder aux populations reléguées sur les moins bonnes terres par l’ancien régime de l’apartheid les mêmes droits qu’aux grands propriétaires qui font commerce de safari et de chasse aux trophées avec les Américains ou les Européens fortunés. Les autochtones Damara, Himba, San, Herero ou Nama acquièrent le droit de chasser, alors qu’ils étaient jusque-là considérés comme des braconniers.

200 euros pour « traquer les rhinocéros »

Marthinus Sanib arbore sur sa chemise, en lettres brodées, le nom de la conservancy dont il est membre : Torra, l’une des premières à avoir été créées, en 1998. « Le tourisme est ici la seule activité qui génère de l’argent. Chaque étranger paie 3 500 dollars namibiens [230 euros] pour venir avec moi traquer les rhinocéros, presque deux fois plus que ce que je gagne chaque mois. C’est ce qui rapporte le plus à la conservancy », explique le ranger de 38 ans. Torra tire aussi ses revenus des lodges, en percevant un pourcentage du chiffre d’affaires de ces hôtels installés sur les terres communautaires. Les quotas de chasse attribués par le ministère de l’environnement fournissent d’autres recettes. Ces « zones conservatoires » ont la liberté de les vendre à des compagnies spécialisées dans la chasse aux trophées ou de les utiliser pour leur consommation de viande.

Le sort des bénéfices tirés de ces différentes activités doit être décidé à la majorité des membres lors d’une assemblée. Cette consultation obligatoire et l’adoption d’un budget avec un plan de gestion des ressources naturelles ont souvent conduit à comparer ces organisations communautaires à des « mini-démocraties ». Les attentes qu’elles ont fait naître parmi ces populations pauvres et marginalisées n’ont cependant pas été comblées. La création d’emplois constitue la retombée la plus tangible. Mais, en 2020, moins de la moitié des conservanciesnamibiennes engrangeaient assez de revenus pour couvrir leurs frais de fonctionnement et dédommager les fermiers victimes des lions et des éléphants, selon les chiffres communiqués par Nacso, la fédération des ONG qui conseilleles aires de conservation en Namibie.

« Les lions ont tué presque tous mes animaux » – Un éleveur namibien

Joseph Hangula fait partie des éleveurs avantagés : à côté de la baraque en tôle où il vit avec sa famille, un enclos opaque surmonté de barbelés a été construit pour enfermer ses chèvres et ses moutons le soir venu. « Les lions rôdent toujours par ici mais nous sommes prévenus par les rangers qui suivent leurs déplacements », témoigne le vieil homme assis à l’ombre d’un 4 × 4 bleu hors d’usage. Dans les zones de confrontations les plus intenses, des systèmes d’alerte sont déployés en équipant certains félins de colliers GPS. Tout le monde pourtant n’affiche pas la même sérénité. « Les lions ont tué presque tous mes animaux. Que ferai-je quand ils auront pris mes ânes avec lesquels je me déplace », gronde cet autre éleveur en se plaignant des sommes insuffisantes qui lui ont été versées en réparation de son préjudice.

En 2020, la pandémie de Covid-19 a aussi révélé de manière brutale la fragilité d’un modèle tout entier dépendant du tourisme international. A une centaine de kilomètres au sud de Torra, dans un bureau d’information installé au bord d’une piste, Latoya Huses, accueillante gestionnaire de la conservancy de Sorris-Sorris – 950 membres –, en fait l’amer constat : « Nous n’avons plus rien à distribuer à nos membres. » La création d’un fonds de résilience financé par le gouvernement et des organisations internationales a permis de compenser en partie les pertes.

Hécatombe

Avant la crise sanitaire, la situation s’était déjà compliquée. Les sept années de sécheresse, qui viennent de s’achever avec le retour d’abondantes pluies, ont provoqué une hécatombe dans le bétail. Les grands mammifères sauvages ont aussi souffert. « Les populations d’oryx et de koudous ont beaucoup diminué. Il en reste très peu », regrette Latoya Huses. Sur les murs tapissés de données, les résultats du dernier comptage réalisé en mai 2021 confirment la raréfaction progressive de ces deux magnifiques espèces d’antilopes à l’échelle de tout le nord-ouest de la Namibie. En dix ans, le nombre d’oryx recensés a fondu, passant de 3 244 à 181, celui des koudous de 329 à 57. La tendance, dans une moindre mesure, concerne aussi les zèbres de Hartmann, les springboks et les autruches. « La situation demeure fragile pour beaucoup d’espèces et elle a atteint un point critique pour les oryx », explique le commentaire du ministère de l’environnement, à côté des courbes déclinantes dessinées sur les affiches.

« Quand les revenus de la chasse auront disparu, le braconnage prendra sa place » – Maxi Pia Louis, directrice de Nacso

Les quotas de chasse ont été réduits. Trop tardivement ? En 2015, Chris Eyre, ancien directeur du bureau de la faune de la région de Kunene, avait tiré la sonnette d’alarme en réclamant que la chasse soit suspendue sous peine de mettre en péril les capacités de reconstitution de ces rares espèces adaptées aux conditions extrêmes du désert. Il n’était pas le seul à s’inquiéter. Christiaan Bakkes, autre vétéran des conservancies, alertait sur les dérives du shoot and sell (« abattre et vendre »), une catégorie de permis de chasse accordés pour servir la demande des boucheries et remplir les caisses des communautés. Joint par mail, le guide sud-africain explique qu’à la suite de ses déclarations il a été contraint de démissionner et a quitté la Namibie en 2018. Pour autant, le débat n’est pas terminé et d’autres enquêtes ont plus récemment continué de questionner le bilan de ce modèle de conservation si prometteur sur le papier.

A Windhoek, Maxi Pia Louis, la directrice de Nacso, garde le cap en rappelant les presque trente années d’efforts fournis auprès des communautés. « Ce n’est pas un modèle parfait. Nous apprenons avec le temps et nous n’avons jamais prétendu qu’il pourrait seul résoudre le problème de la pauvreté », plaide-t-elle. Cette personnalité incontournablerevient d’une tournée en Europe, où elle s’est efforcée de convaincre ses interlocuteurs de ne pas suivre la décision du Royaume-Uni d’interdire l’importation des trophées de chasse : « Nous vivons depuis toujours avec la faune sauvage, et sa gestion nous appartient. Personne ne devrait prétendre décider à notre place. Croire qu’interdire la chasse aux trophées sauvera la faune est une erreur car, quand les revenus de la chasse auront disparu, le braconnage prendra sa place. »

Sécheresse, chasse, braconnage… Quelle qu’en soit la cause, Maxi Pia Louis en convient : « Il n’y a plus assez d’animaux à Kunene. » Au milieu de ces étendues infinies, leurs silhouettes familières semblent s’être évanouies.

Le Monde, Août 2022