L’incroyable histoire du crapaud-buffle d’Australie, devenu cannibale en quelques décennies

Ces amphibiens dévorent tout et n’ont que peu de prédateurs… sauf eux-mêmes. Depuis quelques dizaines d’années, les grands têtards gobent les plus petits, qui en viennent à déployer une stratégie évolutive pour échapper à la voracité de leurs aînés.

Le cannibalisme n’a pas très bonne réputation. En dehors de lecteurs compulsifs, de sportifs surperformants ou d’enfants affamés, le terme « cannibale » tient rarement du compliment. Loin de nous l’idée de réhabiliter ici cette pratique dite contre-nature. Simplement, il convient de rappeler que, dans la nature, justement, l’exercice n’a rien d’exceptionnel et qu’il cache parfois des phénomènes évolutifs tout à fait passionnants.

Les scientifiques considèrent qu’au moins 1 500 espèces goûtent leurs congénères, aux deux sens du terme. Pour certaines espèces de mantes, de criquets, d’araignées, il s’agit là d’une conclusion optimale de l’acte copulateur. Pour de nombreux poissons, insectes ou même mammifères, une façon de doper la croissance d’une partie de l’espèce. Lors de la mise bas, la charmante femelle hamster doré, par exemple, une fois dévoré le cordon ombilical, poursuit son action lorsqu’un de ses petits lui semble trop inactif : le geste contribuerait à la sélection des plus résistants. Même constat chez certains requins où les premiers-nés peuvent croquer les derniers embryons. Ailleurs, comme chez les abeilles, le cannibalisme, notamment des larves, peut devenir un dernier recours, une solution pour les années de disette.

Puissant venin

Comment en arrive-t-on là ? Une étude publiée le 23 août dans les Comptes-rendus de l’Académie des sciences américaine (PNAS)apporte des indications précieuses. Des scientifiques australiens et français ont pu observer l’apparition du phénomène en quelques décennies – un claquement de doigts à l’échelle de l’évolution – et en caractériser la nature en laboratoire. Au passage, ils rappellent les ravages qu’a pu constituer l’introduction d’espèces invasives à travers le monde.

Natif d’Amérique du Sud, le crapaud-buffle (Rhinella marina) n’avait a priori rien à faire en Australie. Mais, au cours des années 1950, des producteurs de canne à sucre y ont vu une réponse à l’invasion de scarabées qui frappait leurs plantations. Opération réussie côté coléoptères. Mais le vorace amphibien ne s’est pas arrêté là. Il s’est mis à avaler tout ce qui passait à sa portée, d’autres insectes mais surtout d’autres amphibiens. Pire, le venin puissant qu’il sécrète a décimé ses prédateurs – serpents, varans, lézards, mais aussi poissons et insectes qui gobent les œufs – qui n’ont ni appris à les reconnaître ni pu acquérir des défenses antipoison. Les autorités cherchent en vain une réponse à cette catastrophe. L’animal pourrait leur offrir un petit coup de main.

Car les scientifiques ont constaté que, devant ce qui ressemble à une surpopulation, les crapauds-buffles s’attaquent à leurs congénères. Plus précisément, les têtards déjà développés prennent pour cibles leurs petits cousins tout juste éclos et encore peu mobiles. Un comportement exceptionnel. « De nombreux têtards de grenouille mangent n’importe quel œuf de grenouille, y compris de leur propre espèce, précise Simon Ducatez, chargé de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD, Tahiti) et cosignataire de l’article. Mais, chez le crapaud-buffle, nous observons un comportement ciblé. » Au laboratoire, les cannibales boudent ainsi non seulement les pièges vides mais aussi ceux contenant de grands têtards ou de jeunes têtards d’une autre espèce pour se concentrer sur leurs petits conspécifiques.

« Course aux armements »

Le constat apparaît « déjà remarquable en soi », réagit Annemarie Ohler, du Muséum national d’histoire naturelle. Mais les scientifiques ont fait mieux : avec les mêmes expériences, ils ont constaté l’absence de tout cannibalisme chez les crapauds-buffles vivant dans leur zone d’origine, en Amérique du Sud, où leur densité est dix fois plus faible. En quelques décennies, l’amphibien a donc évolué et acquis un comportement cannibale… mais aussi développé une réponse à ce comportement. En effet, les chercheurs ont constaté que, chez les envahisseurs, le stade vulnérable, entre l’éclosion et la première alimentation, a été sensiblement réduit. Une « course aux armements » classique entre proies et prédateurs, sauf qu’elle se joue ici à l’intérieur même d’une espèce.

Ce cannibalisme ne conduira pas à l’autodestruction de l’amphibien, souligne Simon Ducatez. Mais une certaine régulation est envisageable. D’autant qu’une nouvelle méthode de piégeage du crapaud-buffle a été inventée. Elle cible les têtards cannibales. On en devine l’appât.

Nathaniel Herzberg
Le Monde