A chaque numéro, un animal ou une plante traité comme un héros : « La Hulotte », le « journal le plus lu dans les terriers » depuis 47 ans

Sous l’empire des revues (4/6). Seul dans les Ardennes, Pierre Déom, fondateur et unique rédacteur de « La Hulotte » , raconte, dans chaque numéro à la formule intemporelle, « une espèce dans toute sa complexité ».

Si vous connaissez déjà La Hulotte, sautez ce premier paragraphe, rien de ce qu’il raconte ne saurait vous étonner. Sinon, faites le test suivant : lors de votre prochaine réunion de famille ou dîner entre amis, demandez qui connaît le journal « le plus lu dans les terriers ». Devant vous, le monde se séparera en deux. D’un côté, des regards interloqués, voire inquiets. De l’autre des yeux brillants, bientôt des sourires complices, et la satisfaction manifeste de ceux qui en sont. Aucun mépris, non, ce n’est pas le style de la maison. Juste le bonheur de partager quelque chose d’essentiel.

Lorsqu’il avait reçu Pierre Déom, fondateur et unique rédacteur de La Hulotte, pour son émission « Bouillon de culture », en novembre 1996, Bernard Pivot avait confessé son ignorance initiale. Il avait surtout décrit ce sentiment progressif de découvrir une confrérie, à défaut d’y entrer tout à fait. Des documentaristes animaliers, chercheurs éminents, écrivains plus ou moins reconnus mais aussi de simples amoureux de la nature, observateurs compulsifs ou promeneurs du dimanche, partageaient un même culte : celui d’une revue aussi savante qu’accueillante, au ton léger mais aux informations irréprochables, écrite à hauteur d’enfant mais propre à instruire les plus érudits des adultes. La publication s’apprêtait alors à fêter ses 25 ans.

Repères

Création 1972

Propriétaire Editions Passerage

Fondateur et directeur Pierre Déom

En janvier 2022, elle célébrera son demi-siècle. Et sauf cataclysme, sa formule intemporelle n’aura pas bougé d’un iota. Une vingtaine de feuilles A4 soigneusement imprimées, pliées en deux et agrafées pour former un joli petit livret en noir et blanc, entouré d’une souriante et élégante couverture couleur. Un texte courant donc sur trente-deux à quarante-huit pages, agrémenté d’encadrés et de nombreux et magnifiques dessins. Le tout « consacré à un animal ou une plante que l’on traite comme un héros », résume Pierre Déom. Il poursuit : « Traiter d’un milieu nous forcerait à effleurer le sujet. Nous avons choisi de nous focaliser chaque fois sur une espèce, en lui conservant toute sa complexité ». Ouvrir les derniers numéros, c’est donc s’immerger dans l’univers de la coccinelle à sept points, du lierre, de la petite chouette ou du chabot commun, suivre le rouge-gorge, le lynx boréal, la mulette perlière ou l’escargot des haies. L’aventure au détour du chemin.

En janvier 1972 sort le premier numéro de « La Hulotte des Ardennes ». Personne n’imagine que ce bulletin tiré au stencil deviendra une publication éditée à 150 000 exemplaires.
En janvier 1972 sort le premier numéro de « La Hulotte des Ardennes ». Personne n’imagine que ce bulletin tiré au stencil deviendra une publication éditée à 150 000 exemplaires. La Hulotte

Qui sera au cœur du prochain ? Deux fois par an, quelque 150 000 abonnés répartis dans 70 pays se posent la même question en découvrant dans leur boîte aux lettres l’enveloppe devenue familière. « Enfin deux fois par an quand tout va bien », corrige Pierre Déom, qui préfère parler d’« irrégulomadaire ». « On s’abonne pour six numéros,reprend sa femme Christine, responsable de l’équipe de six personnes qui assure l’administration, la documentation et les relations avec les lecteurs. Normalement, ça veut dire trois ans. En cas de problème, vous êtes abonné plus longtemps… » D’accord, mais ça ne répond pas à ma question, insiste-t-on. Qui est votre prochain héros ? « Je préfère éviter de le dire, s’excuse Pierre Déom, intraitable, tel le Bartleby de Herman Melville. Nos lecteurs veulent garder la surprise. Mais je peux vous expliquer comment nous choisissons un sujet. »

L’homme fait quelques pas dans son grand bureau vitré avec vue somptueuse sur la prairie ardennaise – car La Hulotte niche dans les Ardennes, nous y reviendrons – et déplie un collage de trois feuilles successives. Un bestiaire se déploie sur cinq colonnes : mammifères, oiseaux, reptiles/amphibiens/poissons, insectes, plantes… La liste des précédents numéros. « Nous essayons de respecter un certain équilibre, mais à vrai dire, je choisis en fonction de mes envies. J’ai toujours fait comme ça. »

Pour son numéro 91, la revue réalise une longue « interview » du vautour fauve, alias « Tonton Griffon », paresseux de haut niveau et charognard de compétition.
Pour son numéro 91, la revue réalise une longue « interview » du vautour fauve, alias « Tonton Griffon », paresseux de haut niveau et charognard de compétition. La Hulotte

Toujours, autrement dit depuis janvier 1972 et le premier numéro de La Hulotte des Ardennes (la référence géographique disparaîtra au numéro 4). Quelques mois plus tôt une équipe de copains, piqués d’écologie et soucieux de sensibiliser les plus jeunes, a lancé les clubs de connaissance et protection de la nature. « Il nous fallait un bulletin de liaison, j’ai proposé de m’en occuper », se souvient Pierre Déom. Instituteur, le jeune homme de 22 ans a la foi des nouveaux convertis. Certes, il a grandi près des fermes où son père, ouvrier agricole, offrait sa force de travail. « Mais ma passion, c’était l’histoire ; mon rêve, devenir écrivain. Je suis entré à l’école normale de Charleville-Mézières à quinze ans. Et j’y ai été très malheureux. J’ai pris conscience que la nature, que je ne regardais pas, me manquait. »

Si l’adolescent admire Arthur Rimbaud, la gloire locale, son vrai héros se nomme Raboliot, le braconnier solognot du roman de Maurice Genevoix. « J’ai commencé à baguer les oiseaux, une sorte de braconnage légal, tous les plaisirs sans les délits. Et je suis entré dans le monde de la connaissance. J’ai découvert La Vie des oiseaux, de Paul Géroudet, un chef-d’œuvre scientifique et littéraire, la bible des ornithologues. Des monographies, classées par volumes (passereaux, rapaces, échassiers, etc.), des illustrations admirables. Ça sera mon modèle pour La Hulotte. »

Le titre du bulletin s’impose vite. « Une d’elles nichait en face de la petite école du village où j’enseignais. Un chant merveilleux, musical et parfois inquiétant. Un nom à la sonorité amusante. Et le fait qu’elle se tienne debout en faisait un joli personnage à dessiner. » Cette chouette bannière recueillera donc les contributions des cent clubs que le premier numéro appelle de ses vœux. « Sauf que les clubs n’ont pas marché. Je n’avais rien pour remplir le journal. J’ai donc commencé, puis continué à écrire des articles. »

Car le succès du périodique, lui, est immédiat. Première femme inspectrice d’académie en France, Geneviève Robida, aujourd’hui âgée de 101 ans et toujours abonnée, a donné le coup de pouce initial en commandant 1 000 exemplaires pour les écoles du département. En septembre 1972, le fichier compte déjà 2 000 abonnés. « J’ai pris un premier congé. Je n’ai plus jamais enseigné. »

La coccinelle à sept points est la star du dernier numéro (108). Sur cette planche, Pierre Déom explique comment reconnaître un mâle d’une femelle : retourner l’animal et compter les lattes de plancher.
La coccinelle à sept points est la star du dernier numéro (108). Sur cette planche, Pierre Déom explique comment reconnaître un mâle d’une femelle : retourner l’animal et compter les lattes de plancher. La Hulotte

Voir suite dans  Le Monde 7 août/Nathaniel Herzberg