«C’est l’animal qui a provoqué la rencontre»

Conflictuelle ou amicale, fugace ou suivie… Six histoires de rencontres entre l’humain  et le sauvage. Aujourd’hui, François Sarano, océanographe, et un cachalot.

Hémisphère Sud, septembre 2013. Au large de l’île Maurice, à une demi-douzaine de kilomètres des volcans indolents et des murs de basalte qui plongent dans l’océan Indien, un homme-grenouille. Il a quitté terre un peu plus tôt, passé la barrière récifale, supporté la houle, guetté la surface de l’eau et, une fois trouvé ce qu’il cherchait, s’est enfin mis à l’eau. Avec 1 500 mètres sous les palmes, en apnée, François Sarano est en «observation passive» d’un clan de cachalots. Les Physeter macrocephalus croisent à bonne distance, paisibles, lorsque l’un d’eux se déroute. Le jeune mâle règle sa trajectoire sur le plongeur, le charge «à pleine vitesse». L’océanographe se fige, contemple le géant fondre sur lui. L’animal paraît inarrêtable, le choc inévitable. D’un ultime coup de nageoire caudale, le cachalot freine enfin, livrant à l’homme, pour tout impact, une délicate poussette. «Un gros chien qui réclame une caresse.»

La bête le frôle, défile sous son regard médusé. C’est d’abord cet énorme melon, protubérance anguleuse et démesurée, et cette peau, lisse comme du caoutchouc, noire comme la lave. C’est ensuite ce petit œil qui tourne sur lui-même, observateur, puis ces larges flancs au relief ondulé. C’est enfin cette ample nageoire caudale, et ses stries blanchâtres gravées là par la mâchoire gourmande d’un globicéphale un jour de chasse.

Un passage, puis un autre. L’odontocète (baleine à dents) bascule sur le dos, offre au plongeur «une danse». Ce «gros boudin informe» n’a pas le physique d’une ballerine, et pourtant. Les arabesques qu’il dessine ont «la légèreté du papillon, la précision de l’hirondelle». Les clics de l’écholocation du cétacé résonnent dans le corps de l’homme. Lui parle-t-il ?

Pour l’océanographe, le moment est étourdissant. «C’est lui, l’animal, qui a provoqué la rencontre. Qui a voulu m’apprivoiser.»Il faut bien sûr accepter le mystère, résister à la romantisation, contourner l’écueil anthropomorphique : «Je ne sais pas ce que je suis pour lui. Une déformation d’ondes ? Une simple vibration ?»Impossible toutefois de nier l’évidence. En lieu et place du monstre Moby Dick, cruel et solitaire Léviathan de Melville, et derrière un délit de sale gueule centenaire, se cache un être sociable, intelligent et curieux. «Ce cachalot ne se contente pas de son monde. Il explore l’altérité, il s’intéresse à moi, et me le fait savoir.»

Benjamin Leclerc/Libération, 5 août