Dans les Côtes-d’Armor, les crapauds tentent de sauver leur peau

A Lamballe-Armor, pour préserver les amphibiens contraints de traverser une route pendant leur période de migration, la mairie a décidé la fermeture d’une portion de départementale.

Là où il y a de l’eau, il y a des crapauds, dit l’adage. Là où il y a de l’asphalte, il y a des crapauds morts, pourrait-on compléter… D’année en année, des dizaines de milliers de cadavres d’amphibiens s’amoncellent sur les routes de France. «Les écrasements par des véhicules automobiles affectent directement la démographie de nombreuses espèces», souligne un rapport de 2019 du Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema). S’il est encore très compliqué d’évaluer précisément les conséquences à long terme sur les populations à cause de la rareté des travaux, «il est très probable qu’elles contribuent fortement, en certains lieux, à leur extinction».

Chiffres accablants

Pour endiguer le massacre, certaines municipalités agissent. A l’image de Lamballe-Armor, dans les Côte-d’Armor, donc, qui a fermé depuis le 14 décembre et jusqu’au 15 mars à hauteur du bourg de La Poterie, une portion de la départementale 28, très accidentogène pour les amphibiens. De gros blocs de béton bouchent les deux entrées de l’artère sur 800 mètres.

Les dates n’ont pas été choisies au hasard : on est en pleine période de migration prénuptiale. Les crapauds (épineux), les tritons (palmés, ponctués, alpestres, crêtés, marbrés, de blasius), les salamandres (tachetées) et les grenouilles (rousses, agiles, vertes et reinette verte), dotés pour les mâles de leurs plus belles crêtes et couleurs, quittent en masse leurs quartiers d’été dans les bois et les haies en direction des zones de reproduction (mares, ornières, flaques), de l’autre côté de la fameuse route. C’est l’histoire de trois grands pas, maximum, que mettent parfois de longues minutes à parcourir les bestioles, planquées la journée dans la végétation de landes, ajoncs et bruyères de ce site classé Natura 2000. «Certains crapauds profitent même du voyage pour repérer des femelles et s’accouplent directement en s’accrochant sur elles. Comme ça, ils se font transporter», explique, souriant, Jérémy Allain, conseiller délégué à la biodiversité à la communauté d’agglomération Lamballe Terre et Mer. Ici, d’ordinaire, environ 400 voitures passent chaque jour. Pas grand-chose, pourrait-on penser. Pourtant, d’après le Cerema, «un trafic de 10 véhicules à l’heure entraînerait la mort de 30 % des crapauds communs adultes en migration tandis qu’entre 24 et 40 voitures par heure, 50 % des crapauds communs seraient éliminés et 90 % avec 60 véhicules par heure». Des chiffres aussi accablants pour les autres espèces, toutes protégées par le droit et souvent sur la liste des espèces menacées.

En Bretagne, couper une route pour ces petits vertébrés n’est pas tout à fait une première. Saint-Malo l’a déjà expérimenté. Quitte parfois à faire grincer des dents. L’élu le concède : «Ça ennuie certains de faire un détour.» D’après la collectivité, la durée du temps de trajet habituel serait allongée d’une minute en moyenne, cinq minutes, d’après Christophe Pineau, chef du groupe Ingénierie écologique au Cerema Nantes. Mais «d’autres se sont approprié la route et sont contents de pouvoir apprendre à faire du vélo à leurs gamins», renchérit le premier. Cet après-midi-là, beaucoup de cyclistes, mais aussi de promeneurs avec leur chien qui ignorent peut-être qu’à quelques mètres d’eux, des centaines d’amphibiens crapahutent dans les trous d’eau façonnés par l’extraction de l’argile par les potiers – qui ont donné le nom au bourg.

Six semaines de répit encore, le temps au partenariat entre la commune, la communauté d’agglomération, le Cerema et l’association Vivarmor Nature de réfléchir à une alternative plus pérenne capable de satisfaire tout le monde. Les habitants, surtout, qui sont d’ailleurs mis à contribution, invités à donner leur avis sur le projet mais aussi à compter les amphibiens morts ou vivants aux alentours. «Pour le moment, pas d’alerte sur d’autres zones mortelles, confesse Pierre-Alexis Rault, chargé de mission chez Vivarmor Nature. Peut-être une conséquence du couvre-feu…»

Pour le futur, cinq scénarios sont envisagés à La Poterie : pas de fermeture de la route, la fermeture temporaire comme aujourd’hui, la fermeture définitive, des barrières automatiques notamment la nuit et l’aménagement de passages qu’on appelle crapauduc (ou batrachoduc). Rien à voir avec un aqueduc mais un conduit avec système de guidage qui passerait sous la route et qui permettrait ainsi aux batraciens mais aussi à la petite faune, comme les belettes, mulots, musaraignes… de traverser. A ne pas confondre non plus avec le crapaudrome, solution palliative mise en œuvre à trois reprises sur la commune, avant la fermeture provisoire de l’axe, et qui vise à orienter en bord de route les bêtes à sang froid à l’aide d’une bâche, en les récupérant dans des seaux pour être ensuite emmenés vers le lieu d’accouplement.

Sensibiliser et protéger

L’idée d’une surélévation de la route, comme une sorte de pont, proposée par un riverain, est aussi à l’étude. De gros travaux qui avoisineraient, pour cette dernière option et le crapauduc, les 700 000 euros, d’après Jérémy Allain qui anticipe déjà les critiques. «Lors d’une discussion publique, on nous a déjà reproché d’en faire beaucoup pour les crapauds. Pour les gens aux revenus faibles ce serait incompréhensible de mettre autant d’argent pour ça. Cest aussi cher qu’un rond-point ! En a-t-on forcément besoin ? Je ne suis pas sûr.»

Jean-Luc Barbo, en charge des transitions écologiques et énergétiques à la communauté d’agglomération, entend renforcer le projet, plus tard, avec des panneaux «de batraciens ou de loutres»pour alerter les automobilistes. Maxime Poupelin, de l’association Les P’tites Natures, en a posté juste avant un virage sur sa commune de Montauban-de-Bretagne, en Ille-et-Vilaine. Faute de mieux. «Il y a un redoux en ce moment, ça plaît aux crapauds qui sont tout excités, explique-t-il. Ils sortent et ils ont des risques d’être écrasés. Et par temps humide, ça peut créer un léger aquaplanning pour les véhicules.»

Aménager, donc, sensibiliser, mais aussi protéger les zones humides, le réseau de haies et les boisements essentiels à la survie des amphibiens. «La perte et la dégradation des habitats sont les causes majeures du déclin de la biodiversité auxquels s’ajoutent les pollutions, le changement climatique…» enchaîne Pierre-Alexis Rault. Concrètement, «c’est la route qui est sur leur passage, pas l’inverse», lance à côté l’élu Barbo, dévoué depuis toujours à la cause des batraciens et à celle de la nature. Tout heureux de montrer que «quelque chose de positif soit fait pour l’environnement» en Bretagne. Terres qui pâtissent, selon lui, des«médiatiques algues vertes» issues de l’agriculture intensive.

Aurélie Wilmet. Dernier ouvrage paru : Rorbuer, Su

Aurore Coulaud/Libération, 29 janvier 2021

 

Dessin : Dernier ouvrage paru d’Aurélie Wilmet : «Rorbuer», Super Loto Editions (juin 2020). Dessin Aurélie Wilmet pour Libération