L’apprentissage des abeilles perturbé par les métaux lourds

Alors que les produits agrochimiques sont déjà identifiés comme des causes importantes du déclin des pollinisateurs, des chercheurs démontrent que le plomb ou l’arsenic, par exemple, affectent les capacités cognitives, et donc de survie, des abeilles.

Des abeilles désorientées, qui perdent l’odorat et ne savent plus vers quelles fleurs se tourner pour butiner : les effets des métaux lourds sur cet insecte pollinisateur commencent tout juste à être étudiés, mais ils s’avèrent dévastateurs. C’est ce qu’a mis en évidence une équipe de chercheurs conduite par Mathieu Lihoreau, du Centre de recherches sur la cognition animale1 (CRCA), à Toulouse, lors d’une étude menée dans l’ancienne mine d’or de Salsigne (Aude), dans le massif de la montagne Noire.

La région n’a pas été choisie au hasard : elle est le siège d’activités minières depuis l’époque gallo-romaine, avec une exploitation du fer, de l’argent et du plomb qui s’est poursuivie jusqu’à la fin du XIXe siècle. Puis, de son ouverture en 1892 à sa fermeture en 2004, la mine de Salsigne a été la plus importante mine d’or d’Europe occidentale. Or, l’or est présent dans les roches ayant une très forte concentration en arsenic, un métalloïde, qui est donc extrait en même temps que le métal précieux. Le site est ainsi devenu l’un des plus pollués d’Europe par des métaux lourds, et particulièrement par l’arsenic. Pour les chercheurs, c’était le lieu tout indiqué pour installer des ruches afin de valider de premiers résultats obtenus en laboratoire.

L’incidence délétère du plomb sur la mémoire et le développement cérébral

Les travaux menés par Coline Monchanin, doctorante au CRCA, avaient mis la puce à l’oreille des scientifiques quant aux effets des métaux lourds sur la cognition des pollinisateurs. En nourrissant des ruches d’abeilles domestiques avec du nectar contenant de faibles doses de plomb (inférieures aux seuils réglementaires européens pour l’environnement), la chercheuse avait en effet montré la moindre capacité des insectes à mémoriser des odeurs.

Or, cet apprentissage est essentiel pour s’adapter aux variations de floraison au cours de la saison : en apprenant les odeurs florales, les abeilles peuvent privilégier les fleurs dont la production de nectar ou de pollen démarre et, à l’inverse, se détourner de celles qui cessent de produire. Lorsque cette flexibilité cognitive est défaillante, l’approvisionnement de la ruche, et donc la survie de la colonie, est compromise.

La scientifique avait également constaté que les abeilles ayant ingéré du plomb étaient moins grosses que les abeilles « contrôle », avec des têtes plus petites, suggérant un effet délétère sur leur développement cérébral.

Des résultats inquiétants, qui soulevaient l’urgence à mieux évaluer la contribution des métaux lourds au déclin généralisé des insectes. « Le plomb, l’arsenic, le zinc ou le cadmium sont naturellement présents autour de nous, explique Mathieu Lihoreau. Mais les activités industrielles, particulièrement l’exploitation des mines, ont considérablement élevé leurs concentrations dans l’eau et dans l’air, exposant les populations humaines et animales à des doses potentiellement toxiques encore mal évaluées. » Si une eau contaminée est puisée par les plantes, cette contamination va se retrouver dans le pollen et le nectar dont se nourrissent les abeilles… L’équipe a donc poursuivi ses recherches, en posant à l’été 2020 des ruches sur le site de l’ancienne mine d’or de Salsigne.

Des mécanismes d’action à éclaircir

Les scientifiques ont procédé en deux temps. Des ruches ont d’abord été posées sur cinq sites, au centre de la mine et dans un rayon de 11 kilomètres, dans des zones variées : urbaines, de prairies, de forêts, de cultures. « Puis nous avons réalisé des tests comportementaux avec près de 1 000 abeilles », détaille Mathieu Lihoreau. Avec un dispositif bien rôdé : placée devant un canon à odeurs, l’abeille était confrontée à une odeur associée à la présentation d’une solution sucrée sur les antennes. Elle réagissait alors en « tirant la langue » (ou plutôt sa trompe, ou « proboscis ») pour boire cette récompense. Après un court entraînement, la présence de cette seule odeur suffisait à déclencher l’extension de la trompe. Une heure après (mémoire à court terme) et 24 heures après (mémoire à long terme), les chercheurs ont pu observer si les abeilles se souvenaient ou non de l’association odeur/sucre.

Résultat : les abeilles issues des ruches les plus proches du centre de la mine d’or ont manifesté, comme pour l’étude sur le plomb, des problèmes de mémorisation. Celles collectées au plus proche de la mine ont présenté des performances d’apprentissage olfactif inférieures de 36 % à celles des groupes contrôles non exposés.

Les chercheurs ont ensuite passé au scanner les cerveaux des abeilles, et observé une morphologie différente selon la distance des insectes à la mine. En particulier, les lobes antennaires, premiers relais du traitement des odeurs chez les insectes, se trouvaient atrophiés – avec une taille inférieure de 4 % révélant des problèmes de développement neurologique. Un résultat que les scientifiques peinent aujourd’hui à expliquer.

« À ce stade, on ne comprend pas vraiment ce qui se passe, reconnaît Mathieu Lihoreau. Autant pour les néonicotinoïdes (insecticides utilisés pour la protection des cultures), nous connaissons le mécanisme d’action : ces substances se fixent sur les neurones des insectes, les rendant inactifs. Mais pour les métaux lourds, le mécanisme reste à étudier, d’autant qu’en conditions environnementales, il existe certainement un effet cocktail entre les différents métaux (arsenic, plomb mais aussi zinc, cadmium, etc.), sans oublier les autres stress auxquels l’insecte peut être confronté – insecticides ou facteurs climatiques, sécheresse notamment. »

Un labyrinthe pour tester les abeilles en pleine nature

Pour aller plus loin, les chercheurs ont décidé d’utiliser un nouveau dispositif qui leur permettra d’étudier les capacités d’apprentissage, visuel cette fois, des abeilles en liberté, en pleine nature : un labyrinthe. Imaginez une structure en forme de Y posée au sol. Les abeilles qui choisiront la branche de gauche se verront proposer, par exemple, une couleur associée à du sucre. Mais si elles empruntent la branche de droite, elles verront une autre couleur, à laquelle aucune récompense n’est associée. Marquées avec un code barre, reconnues par une caméra placée à l’entrée du labyrinthe, elles pourront s’entraîner pendant des jours et fournir ainsi aux chercheurs des courbes d’apprentissage et de mémoire.

Ces tests permettront ensuite de comparer des abeilles exposées à différentes situations de stress, en les soumettant par exemple à des niveaux variés de pesticides, de métaux lourds ou encore à différents nutriments. Ils permettront également de tester ces effets sur les abeilles sauvages. « Nous sommes en train d’établir une preuve de concept de ce système, explique Mathieu Lihoreau. Nous allons le tester sur le site de Fukushima, au Japon, pour évaluer les effets de la radio-contamination sur des abeilles. Nous avons ensuite prévu de le répliquer sur d’autres sites, notamment en France. »

Rappelons qu’en pollinisant les plantes à fleurs, les butineuses garantissent la reproduction de nombreuses espèces végétales. Pas moins d’un tiers de l’alimentation mondiale dépendrait de cette pollinisation : sans abeilles, pas de tomates, de courgettes, de fraises, ni de pommes… ♦