« Nous autres, “urbains déconnectés”, avons-nous le droit d’écouter le chant de la grive musicienne et de nous en réjouir ? »

L’anthropologue Florent Kohler rappelle, dans une tribune au « Monde », que les chasseurs ne sont pas les gardiens de notre patrimoine naturel ; pire, par leurs pratiques régulières, ils entraînent la disparition rapide de la faune française, note-t-il.

Par Florent Kohler(Maître de conférences à l’Université de Tours, expert auprès de l’IPBES (plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques))

Publié le 31/01/2021 à 06h00

Temps de Lecture 4 min.

Tribune. Cerfs déchiquetés vivants par la meute, blaireaux tués à coups de pioche, renardeaux affolés jetés aux chiens à des fins d’entraînement, faisans errant le long des routes en attendant d’être tirés… Ces pratiques, qui ne sont pas marginales, sont tristement révélatrices du mépris que nous vouons à la faune sauvage et à la souffrance animale.

Mépris de ceux qui capturent et qui torturent, et le nôtre, nous qui laissons faire, persuadés que les chasseurs gestionnaires ont des droits sur la nature. La faune française s’effondre. Les oiseaux les plus communs, les petits prédateurs, et même les lapins, « viande du pauvre » autrefois, tous disparaissent peu à peu, sous les coups de boutoir de l’agriculture intensive, de l’artificialisation des terres, des tirs et tableaux de chasse.

La réduction des habitats concentre la faune, d’autant plus facile à débusquer. Cet effondrement est pour nous tous une perte, celle de notre patrimoine naturel, par définition notre patrimoine commun. Les articles s’accumulent : le contact avec la nature est nécessaire à l’équilibre mental.

Une étrange question de santé publique

Or la prise en compte des positions des parties prenantes, pour toute question relative à la faune, se résume à trois catégories de citoyens : les chasseurs, les agriculteurs et les éleveurs. Les autres, nous autres, sont disqualifiés car « urbains déconnectés », même si nous vivons à la campagne, accentuant l’idée que la nature ne nous appartient pas.

Les chasseurs ne « prélèvent » pas que du gibier : selon un article du Dauphiné Libéré paru le 17 novembre 2019, les chasseurs ont tué, en France, 400 personnes en vingt ans. Si la chasse en zone humide se pratique avec des cartouches chargées de billes d’acier, toutes les autres chasses utilisent le plomb. Un rapport récent (ECHA/PR/18/14) de l’European Chemical Agency (ECHA) estime à 20 000 tonnes chaque année la quantité de plomb déversée par les chasseurs européens, dont les Français représentent 30 %.

Le plomb se diffuse dans les sols, affecte les micro-organismes, pénètre les plantes dont se nourrissent les herbivores, s’accumule dans l’estomac des carnivores. En termes de santé publique, les arguments invoqués pour l’extermination des renards et blaireaux (transmettant respectivement échinococcose et tuberculose bovine) sont spécieux, la première maladie étant tout autant transmise par les chats et chiens domestiques, la seconde par les grands herbivores (cerfs, chevreuils, voire sangliers).

Le rôle du lobby cynégétique

En revanche, la justice reconnaît aujourd’hui que le rôle des mésoprédateurs dans la contention de la maladie de Lyme est suffisamment attesté pour qu’elle casse des arrêtés prolongeant leur chasse. Ainsi de cette récente ordonnance du Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne cassant un arrêté préfectoral des Ardennes : « […] il ressort des pièces du dossier […] que la réduction des populations de renards n’est pas un moyen d’éviter la prolifération de l’échinococcose alvéolaire et de prévenir la contamination vers l’homme. Au contraire, il ressort de ces mêmes documents que le renard est une espèce essentielle pour lutter contre la propagation d’autres infections, et notamment des maladies vectorielles telles que la maladie de Lyme, en tant que prédateur de rongeurs nuisibles. »

Nous n’avons trouvé qu’un seul document estimant le nombre d’animaux sauvages tués annuellement en France : il s’agit d’un bulletin technique publié par l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS), aujourd’hui Office français de la biodiversité (OFB), en 2016. Il porte sur la saison 2013-2014, et n’a été élaboré que grâce au bon vouloir de 8 % des chasseurs français (Faune sauvage n° 310). On relèvera : mésoprédateurs : 2 000 belettes, 22 000 blaireaux, 18 000 fouines, 9 000 martres, 400 000 renards.

Parmi la faune sédentaire de plaine : 3 millions de faisans dorés, 1 300 000 perdrix rouges – pour ces deux espèces, on estime qu’à 90 % il s’agit de gibier d’élevage. Cela n’est pas anodin. Il traduit le fait que nombre de chasseurs ne le sont que prétendument (il s’agit plutôt de tir au pigeon), mais permettent au lobby cynégétique de gonfler ses rangs.

Reconsidérer le classement des animaux sauvages

Parmi les oiseaux de nos campagnes, et c’est sans doute le point le plus douloureux, des oiseaux en déclin (tous le sont, même les espèces dites « généralistes ») : alouette des champs (vulnérable) – 180 000 ; bécasse : 740 000 ; tourterelle des bois (vulnérable) – 91 000 ; merle noir : 220 000. Rappelons qu’il ne s’agit là que d’inférences à partir d’auto-déclarations. Et le tribut payé par la grive musicienne est de 1 400 000 individus.

Le cas de la grive musicienne soulève une question fondamentale. Ceux qui se promènent dans la campagne et les bois ont probablement entendu son chant merveilleux. Nous autres, « urbains déconnectés », avons-nous oui ou non le droit d’écouter le chant de cet oiseau et de nous en réjouir ? Chaque oiseau « prélevé » contribue à la disparition d’une expérience émotionnelle et esthétique qui aggrave notre déconnexion de la nature.