Vive controverse autour du déclin des insectes

Une étude récemment publiée dans la revue « Science », qui relativise le rythme de disparition des insectes et qui passe désormais pour une référence, suscite des critiques méthodologiques sévères, auxquelles les auteurs ne répondent que partiellement.

C’est l’étude que tout le monde attendait ; elle est aujourd’hui au cœur d’une vive controverse. En avril 2020, la revue Sciencepubliait à sa « une » la plus vaste méta-analyse conduite à ce jour sur le déclin des populations d’insectes. Des chercheurs conduits par Roel van Klink et Jonathan Chase (Centre allemand pour la recherche intégrative sur la biodiversité, à Leipzig) y établissent de nouvelles estimations de la vitesse de ce phénomène, qui est au centre d’une attention de plus en plus forte. Des chiffres plutôt rassurants : une baisse d’abondance des insectes terrestres limitée à 9 % par décennie, et une surprenante hausse de 11 % par décennie pour les insectes aquatiques. Loin de l’« Armageddon des insectes » suggéré par les études le plus souvent citées sur le sujet – l’une des plus récentes estimait par exemple la perte d’abondance des arthropodes (insectes, araignées, mille-pattes) à 78 % entre 2007 et 2018, sur un échantillon de 150 prairies allemandes.

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Chiffres rassurants, donc, et a priori d’autant plus crédibles qu’une méta-analyse (exercice consistant à rassembler les données de nombreux travaux disponibles) est théoriquement plus fiable que chaque étude prise indépendamment. Plus de 120 organes de presse à travers le monde ont relayé ces estimations – souvent avec soulagement. Dans son rapport « Planète vivante », le WWF s’appuie largement sur ces chiffres. La revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) les met elle aussi en avant dans son dossier sur le déclin des insectes publié mardi 12 janvier.

Accumulation spectaculaire de biais

Mais, huit mois après leur publication, ces travaux promis à devenir une référence incontournable se retrouvent au centre d’une intense dispute. Certains chercheurs n’hésitent pas à les considérer comme « invalides », minés par une accumulation spectaculaire de biais et d’erreurs méthodologiques. A ce jour, dans différents commentaires critiques ou lettres à l’éditeur de Science, soixante scientifiques ont manifesté des doutes sur leur solidité. Leurs auteurs, eux, maintiennent leur position.

Pour estimer les variations moyennes du nombre d’insectes terrestres et aquatiques, les chercheurs allemands ont inclus dans leur méta-analyse 166 études, rassemblant des mesures faites sur près de 1 700 sites dans le monde entier – la plupart en Amérique du Nord et en Europe. Parmi les équipes critiques, celle conduite par Marion Desquilbet (Inrae) et Laurence Gaume-Vial (CNRS), qui rassemble dix chercheurs français, britanniques et belges, a procédé à un travail de fourmi : ces scientifiques ont passé en revue l’ensemble des études incluses dans la fameuse méta-analyse. Et ont décortiqué la méthode utilisée pour assembler ces données.

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Leur commentaire critique, publié le 18 décembre dans Science, identifie des biais importants et des problèmes méthodologiques dans 113 des 166 études utilisées dans la méta-analyse. « Un problème fondamental est qu’un tiers des 166 études vise en réalité à évaluer l’effet d’une perturbation spécifique sur un milieu donné, explique Marion Desquilbet. Par exemple, lorsque vous créez des mares artificielles et que vous observez leur colonisation par des libellules, vous obtenez mécaniquement une tendance à la hausse de leur abondance. C’est la même chose lorsque vous commencez à compter les insectes après un feu de forêt, vous allez observer leur retour, du fait de la fin d’une perturbation ponctuelle. Ou encore, si vous commencez à dénombrer des moustiques après la fin de l’utilisation d’insecticide… Tout cela ne dit rien de l’évolution de l’abondance générale des insectes dans l’environnement ! »

Une soixantaine d’études incluses dans le jeu de données des chercheurs allemands relèvent ainsi d’« expériences naturelles » ou d’expériences scientifiques contrôlées. Comme celle conduite sur un champ de 7 hectares, dont chacune des 172 microparcelles est soumise à différentes conditions expérimentales : les variations d’abondance d’insectes au cours du temps sur chacune de ces zones – qui pèsent plus de 15 % de l’ensemble des sites terrestres mondiaux inclus dans l’étude – ont été indistinctement utilisées dans la méta-analyse.

« Comparer des pommes et des oranges »

« Une telle approche est jugée irresponsable par de nombreux spécialistes des méta-analyses, explique l’écologue Bradley Cardinale (université de Pennsylvanie), extérieur à la controverse. Cela consiste à rassembler dans une analyse commune toutes les études documentant les changements dans l’abondance des insectes, sans tenir compte des différences dans la conception ou l’objectif de ces études. » Cela revient, illustre le chercheur américain, « à comparer des pommes et des oranges ».

« SI LES ERREURS SONT RÉPARTIES DE MANIÈRE ÉGALE ET HOMOGÈNE, LEUR UTILISATION EST JUSTIFIÉE » LES AUTEURS DE L’ÉTUDE

De son côté, Roel van Klink estime que la frontière est trop floue entre les études qu’il faudrait retenir et celles qu’il faudrait exclure. « S’il n’y a pas de définition claire, exclure des données de l’analyse mènerait à du “cherry picking” [« picorage sélectif »], en fonction des présupposés du chercheur, ce qui conduirait à des résultats biaisés », déclare-t-il. Mieux vaudrait tout intégrer, en somme, pour ne pas prêter le flanc à la critique d’un choix orienté des études à prendre en compte.

Les griefs ne s’arrêtent toutefois pas là. « Une des premières failles que nous avons identifiées, c’est que 27 des 63 études utilisées pour évaluer l’abondance des insectes aquatiques portent en réalité sur des assemblages d’invertébrés qui comprennent des insectes, mais aussi des mollusques, des vers ou des crustacés, explique Laurence Gaume-Vial. Or, on ne peut pas déduire de tendance pour les insectes à partir des tendances de l’ensemble des invertébrés. D’autant que certains mollusques peuvent proliférer. »

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Dans leur réponse à ces critiques, publiée par Science, M. van Klink et ses collègues assurent avoir répété leurs calculs en excluant certaines séries de données portant sur de tels assemblages. Et que leurs résultats sont inchangés. La réponse ne convainc pas leurs contradicteurs. « Les auteurs n’ont jamais regardé ce qui arrivait aux résultats s’ils enlevaient tous les problèmes à la fois, dit Laurence Gaume-Vial. Pire, dans l’erratum qu’ils ont publié, ils ont même ajouté les données de deux sites de lacs artificiels russes caractérisés par une forte augmentation des assemblages d’invertébrés aquatiques. » Or, poursuit Mme Gaume-Vial, « ces assemblages comprenaient très peu d’insectes : 0,7 % et 5 % de la biomasse totale des invertébrés, d’après des données récentes dans ces réservoirs ».

Amélioration supposée des eaux douces

L’idée qu’en moyenne l’abondance des insectes aquatiques augmente au rythme actuel de 11 % par décennie, comme l’estiment M. van Klink et ses collègues, suscite la stupéfaction de nombreux autres chercheurs. D’autant que, pour expliquer ce résultat, les auteurs de la méta-analyse suggèrent que cette augmentation serait attribuable à une amélioration de la qualité des eaux douces de surface (lacs, rivières, mares, etc.).

Vingt biologistes d’une dizaine d’institutions de recherche et d’universités, conduits par Sonja Jähnig (Institut Leibniz d’écologie aquatique, à Berlin), estiment, dans une critique publiée par la revue WIREs Water, qu’une telle conclusion va à l’encontre « de récentes publications documentant un déclin global drastique de la biodiversité en eau douce ». Eux aussi pointent des « problèmes majeurs » dans la méta-analyse.

En particulier, écrivent-ils, une augmentation de la biomasse et/ou du nombre total d’individus dans un assemblage de plusieurs types d’organismes peut refléter le « remplacement d’espèces sensibles par des espèces tolérantes » à certains stress, comme les pollutions, le changement climatique, etc. En somme, la disparition des éphémères peut aller de pair avec une prolifération des moustiques sans que cela implique une amélioration de la qualité du milieu… « De toute façon, l’hypothèse d’une amélioration de la qualité des eaux douces suggérée dans la méta-analyse ne repose sur aucune donnée », tranche Marion Desquilbet.

Pour M. van Klink et ses collègues, cette amélioration supposée des eaux de surface pourrait être liée au fait que « les pratiques agricoles sont devenues moins nuisibles à la qualité des eaux qu’elles ne l’étaient dans le passé ». Leur analyse indique de plus que la présence de parcelles agricoles semble favoriser la présence d’insectes.

« QUAND LE NOMBRE D’OBSERVATEURS EST DÉCUPLÉ, ON TROUVE FORCÉMENT BEAUCOUP PLUS DE PAPILLONS ! » MARION DESQUILBET, INRAE

Comment établir cette corrélation ? Les auteurs ont utilisé des images satellites pour catégoriser l’usage des terres autour des sites de prélèvement d’insectes inclus dans leur analyse. Mais, là encore, cette observation est disputée. « La résolution des photos satellites utilisées est trop faible pour faire la distinction entre les prairies, par exemple, et les parcelles agricoles, explique Marion Desquilbet. En utilisant les études elles-mêmes ou d’autres images satellites plus précises, nous estimons que, sur 48 études terrestres considérées comme incluant des zones de cultures, l’évaluation a été incorrecte pour 31 d’entre elles… »

Dans leur réponse, les auteurs de la méta-analyse conviennent que les données satellites sont imparfaites. Mais, écrivent-ils, « si les erreurs sont réparties de manière égale et homogène, leur utilisation est justifiée ». D’autres limites ou erreurs sont toutefois soulignées, notamment la surreprésentation, dans les données agrégées, de certains insectes, comme les moustiques, qui tendent à proliférer, tandis que les abeilles sauvages et domestiques, en fort déclin, sont presque absentes.

Jeux de données aberrants

Les contradicteurs relèvent également l’inclusion d’une vingtaine d’études ne comportant que deux années d’observations, ou encore la prise en compte de certains jeux de données aberrants. « On trouve par exemple une série dans laquelle la quantité de papillons migrateurs en Belgique a été multipliée par 300 entre 1983 et 1996 », dit Mme Desquilbet. Et ce, alors que la grande majorité des études disponibles montre une forte chute de l’abondance et de la diversité des lépidoptères, partout en Europe… « Après examen, nous avons réalisé que cette série était biaisée par l’accroissement de l’effort d’échantillonnage, détaille la chercheuse française. Quand le nombre d’observateurs est décuplé, on trouve forcément beaucoup plus de papillons ! »

Les avis demeurent partagés. « Après avoir lu les échanges publiés, ma confiance dans les résultats de Roel van Klink et ses collègues n’a fait que croître », assure l’écologue Gergana Daskalova (université d’Edimbourg, Ecosse). « Lorsque nous voyons des résultats publiés qui remettent en question les idées dominantes, il est sain de les remettre en question et de les réanalyser », ajoute sa collègue Maria Dornelas (université St Andrews, Ecosse). La vivacité de la controverse est ainsi, selon elle, « un signe de l’importance de l’étude ». Les chercheuses, qui avaient salué l’étude à sa publication, dans un article de perspective publié par Science, soulignent toutes deux que, dans leur réponse, M. van Klink et ses collègues trouvent des estimations inchangées après avoir repris leurs calculs. Contactée par Le Monde, la revue Science maintient la publication et souligne que les débats qu’elle a suscités lui sont clairement associés sur son site, « afin qu’ils soient visibles par la communauté scientifique ».

De leur côté, Marion Desquilbet, Laurence Gaume-Vial et leurs coauteurs protestent que seule une part très réduite de leurs critiques a été prise en compte. « Je dirais qu’ils ont tenu compte de 5 % de nos objections », dit Mme Gaume-Vial. M. Cardinale est plus sévère encore. Il estime que la méta-analyse « n’aurait pas dû passer le peer review [l’expertise préalable à la publication] d’une revue de qualité comme Science ». Quant à la réponse des auteurs aux critiques, ajoute-t-il, « elle ne montre aucune tentative sérieuse de prendre en considération les défauts de l’étude originelle ».

Comment trancher ? Roel van Klink rétorque malicieusement à ses contradicteurs que les données et les méthodes d’analyse employées par ses collègues et lui sont ouverts. « S’ils veulent refaire l’analyse, dit-il, ils sont les bienvenus. » Mais pour l’entomologiste et systématicien Philippe Grandcolas (CNRS), ce n’est peut-être pas la peine. « Les critiques envers cette méta-analyse me semblent assez justes, dit-il. Au-delà des aspects techniques, avant de conduire une méta-analyse, il faut cadrer précisément la question à laquelle on veut répondre. Ici, on essaie de trouver une estimation globale et chiffrée à partir de situations locales sans aucun rapport. Je ne suis pas certain que cela ait un sens. »

Par Stéphane Foucart
Le Monde 18.01.2021