Essais

L'abeille (et le) philosophe

"Tous les apiculteurs le disent : aujourd'hui, on ne leur demande plus guère comment ils vont mais "comment vont les abeilles"!...

Pour qui se pique de philosophie, l’abeille est un sujet de choix. Aucun animal n’a davantage fasciné les hommes. Les penseurs de toutes les époques et de toutes les civilisations ont cherché dans la ruche les secrets de la nature et les mystères de la culture, comme si elle était le miroir idéal de l’humanité et le baromètre de son destin.

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L'enfance de Jupiter de Nicolas Poussin : Zeuss enfant est nourri dans la douceur; la nymphe Mélissa lui donne le miel qu'elle a récolté et sa soeur Adrastée lui fait boire le lait de la chèvre Amalthée.

De l’Antiquité à la période contemporaine, c’est à une extraordinaire histoire de la culture occidentale que nous convie ce livre : en suivant le vol délicat de l’abeille, on rencontre le génie d’Aristote, l’avènement d’Auguste, la naissance du christianisme. On la retrouve à l’âge moderne accompagnant les premiers pas du retour des humanités antiques comme la découverte de la science expérimentale.

Aujourd’hui que les menaces de disparition de cet insecte passionnent le public, le symbole n’a pas fini de fonctionner.

Pierre-Henri Tavoillot est maître de conférences en philosophie à l’université Paris-Sorbonne.

François Tavoillot est apiculteur professionnel en Haute-Loire.

Critique parue dans Libération Livres du 27 mai

"Au sein de l’essaim"

Deux frères, l’un philosophe, l’autre apiculteur, étudient l’abeille, nourricière de la pensée, de l’Antiquité à la ruche 2.0

PAR ROBERT MAGGIORI
 Mais qu’a-t-elle de plus que les autres, cette minuscule bestiole qui, depuis des siècles, pique la pensée et l’imaginaire, la science, la littérature, la politique, l’économie, l’informatique, la théologie, la mythologie, et dont le bruit du vol a donné son nom à «la rumeur de l’ère Internet : le buzz» ? Qu’a donc cette butineuse pour que son «genre de vie» ait été pris comme emblème de la monarchie, de l’Empire, de la démocratie, du communisme, de l’anarchie, soit devenu «un paradigme très apprécié» pour modéliser les types d’organisation (sociétés, familles, écosystèmes, cellules…), entrer dans les secrets de la nature, atteindre à la sagesse et à la vertu ? La réponse est simple. Si l’araignée artiste, l’insouciante cigale et la fourmi stakhanoviste ont bien des qualités, l’abeille, elle, les possède toutes : «talent politique, prudence, sens de la justice et de l’obéissance, respect de la hiérarchie, clémence, virginité, pureté, propreté, innocence, douceur, frugalité, solidarité, dévouement, piété, fidélité, rigueur, prévoyance, etc.» Pas étonnant, donc, que la philosophie en ait fait son miel.

François Tavoillot est apiculteur en Haute-Loire. Son frère Pierre-Henri est philosophe à la Sorbonne. Ils ne pouvaient que joindre leurs talents pour se lancer, sans soupçonner qu’elle durerait vingt ans, dans une «exploration mélisso-philosophique» qui rendrait compte de ce qu’est et fait une abeille réelle (dans des encadrés appelés «Butinages») et, surtout, de la manière dont le gentil insecte a essaimé la culture des hommes.  Aiguillon. Le résultat est l’«étonnant voyage dans la ruche des sages», et dans l’histoire de la philosophie, que propose l’Abeille (et le) philosophe, un ouvrage dont il n’est pas exagéré de dire qu’il est l’un des plus instructifs, drôles, passionnants, qui aient été publiés depuis longtemps, non sur la bête qui ressent, parle ou pense, mais sur la bête qui, située «à la charnière trouble de plusieurs ordres du réel : le végétal et l’animal, le terrestre et le céleste, la nature et la culture, le vivant et l’éternel, l’humain et le divin…», s’est imposée commel’«aiguillon de la pensée».

Le voyage commence par «le premier colony collapse discorder (CCD), qui angoisse tant les apiculteurs d’aujourd’hui», à savoir le mythe d’Aristée, fils d’Apollon et de Cyrène, le premier apiculteur, que les nymphes punissent de la disparition de toutes ses abeilles pour avoir causé la mort d’Eurydice, et passe, entre autres, par Aristote qui dans la ruche découvre le mystère de l’origine des choses, par les chants mellifiques de Virgile, les délires des Pères de l’Eglise qui voient en l’abeille la «preuve» de l’immaculée conception, le manteau impérial de Napoléon parsemé d’abeilles, l’abeille anarchiste de Proudhon, pour arriver à la «ruche 2.0» et à la pollinisation comme modèle de l’économie numérique.

Aristote consacre d’innombrables pages à l’abeille et à la ruche, microcosme qui donne à une échelle minuscule les clefs de compréhension du «grand cosmos universel ». Jusqu’à une époque récente, l’identité sexuelle des habitants de la ruche («mâles, femelles, bi-, trans-, no-…?») et leur mode de reproduction sont restés mystérieux. Aristote, distinguant parmi eux l’espèce des chefs ou rois (qui ne seront reines que tardivement), des faux-bourdons paresseux et des chrestai melissai ou «meilleures abeilles» (les ouvrières), considère que leur mode de perpétuation ne se fait ni par génération spontanée ni par reproduction sexuée.

A ses yeux, le manège asexuel se déroule ainsi : les ouvrières, à la fois mâles et femelles, «engendrent les faux-bourdons en produisant, sans copulation, le couvain de ces derniers», et sont elles-mêmes engendrées par les chefs (eux aussi mâles et femelles), qui, en outre, s’engendrent eux-mêmes. C’est en ce sens que l’«insecte à miel», déjà «prudent» (a la «capacité d’accomplir les actes de la vie pratique de manière adaptée») et «politique» (construit et organise sa cité comme les hommes, mais «naturellement»), est en plus «divin», en ce qu’il participe par la génération à l’«éternité cosmique».

Modèle de connaissance, l’abeille, travailleuse, généreuse, pacifiste, écologiste et «apôtre du développement durable» (puisqu’elle «ne gâte rien de ce qu’elle effleure en butinant»), est aussi, bien sûr, modèle de vertu. En elle, «tout est bon». C’est Virgile qui, dans le livre IV des Géorgiques, entièrement dédié à cet insecte capable d’incarner la synthèse entre l’épicurisme et le stoïcisme, livre le plus «extraordinaire condensé de tous les usages philosophiques possibles de l’abeille» : «la connaissance théorique, le récit mythologique, les conseils pratiques, les maximes éthiques, les considérations politiques, les règles d’une vie réussie, l’aspiration à l’éternité, le tragique de l’existence et la simplicité de l’être». Mais c’est l’«abeille théologique» qui est la plus marrante. Elle est totalement absente des Evangiles («Dans la nouvelle Alliance, la place de médiation est occupée par le Christ lui-même, qui en détient pour ainsi dire le monopole. Plus question dans cette perspective de laisser l’abeille voleter entre ciel et terre ; plus question de faire du miel une sorte de déjection divine, suintant de l’au-delà pour inspirer les hommes et illuminer leurs discours»). Mais on la retrouve dans les discours des Pères de l’Eglise (le patron des apiculteurs est saint Ambroise), où, entamant une «nouvelle carrière», elle «devient un guide spirituel ou un directeur de conscience pour le chrétien, surtout s’il est ignorant».

D’abord, elle est conviée à la sainte veillée de Pâques et à la bénédiction du cierge, lequel n’est ni fait de graisse animale impure ni «souillé par une onction profane» mais fabriqué avec la seule cire d’abeille : du coup, celle-ci devient elle-même hommage «brûlant» de la foi, exhortation à faire ce que Dieu attend des fidèles. Ensuite, elle entre dans les ordres, la ruche se muant en «"miroir" du monastère», en «image permettant d’en décrire et d’en prescrire le fonctionnement». Quand on sait ce que la modernité doit à la vie monastique («l’individualisme social, la valeur travail, le vote à bulletin secret, la démocratie participative, l’équilibre des pouvoirs, la lecture silencieuse, mais aussi…la gastronomie, le whisky, la chartreuse, la chambre personnelle, la promenade solitaire, etc.»), on devine que l’abeille aura dès lors un avenir assuré.

Rupture.Enfin, supposée vierge et no-sex, elle est convoquée - avec le projet d’apporter un cinglant démenti aux doutes des juifs et des païens - pour prouver que «la création de la vie ne se résume pas à la sexualité», et qu’il n’est pas absurde, puisque la bestiole assure sa progéniture sans copuler, que Marie puisse être vierge et mère (ce qui permet aux théologiens d’ajouter : c’est la sexualité «voluptueuse» qui est anormale !) De Thomas Jefferson à Marx, de Saint-Simon à Proudhon ou Mandeville, les penseurs politiques, eux, utiliseront l’abeille, le travail et l’organisation de la ruche, pour justifier tous les régimes et les formes d’Etat possibles. Naturalistes, géomètres et architectes s’extasieront longtemps devant les rayons de la ruche et la structure des alvéoles… Il faudra attendre le savant suisse François Huber (1750-1831) pour qu’advienne une rupture…«apistémologique»et que l’«abeille désenchantée» soit «soumise à un protocole de recherche rigoureux» apte à aveugler tout regard fantaisiste, fabuleux ou symbolique.

Mais cela ne changera rien. Ce qu’elle évoque, ce qu’elle fait penser, sera toujours supérieur à ce qu’elle est. Karl von Frisch, qui de l’abeille a révélé le langage dansé, le suggérait ainsi : «La colonie d’abeilles ressemble à une fontaine magique, plus on y puise d’eau, plus il en coule.» Bref, Maya «n’a pas dit son dernier bzzz».

 

Voir également la critique du Monde : ici

Code EAN

9782738132512

Editeur

Date de parution

Tranche d'âge

2015-06-01

Nombre de pages

Collection

304

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