Le réchauffement, l’autre ennemi de la finance

Dans un rapport commun, la Banque des règlements internationaux et la Banque de France militent pour une meilleure prise en compte des effets des changements climatiques sur le système financier.

Les stratèges le craignent comme la peste. Popularisé par le statisticien Nassim Nicholas Taleb, le concept du cygne noir a de quoi angoisser. Derrière cet anatide sombre se cache un événement imprévisible, quasi impossible à modéliser, dont les conséquences sont extrêmes ou planétaires. Dans l’histoire récente, le «cygne noir» le plus connu est la série d’attentats ayant frappé les Etats-Unis, le 11 septembre 2001.

Rarissimes, ces événements restent absents des stratégies des Etats ou des entreprises. Ce qui limite les capacités des personnes ou des organisations à s’y intéresser. Et donc à s’y préparer. Or, du renoncement au trône d’Espagne par Isabelle II[1], à l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand[2], en passant par l’incapacité des marins américains à utiliser le premier radar installé à Pearl Harbor[3], l’histoire est jalonnée de cygnes noirs.

CYGNE NOIR ET CYGNE VERT

Les futurologues apprécient le cygne noir. Les climatologues découvrent le cygne vert. Ce dernier est pourvu de trois caractéristiques climatiques: les risques qu’il engendre sont complexes («la matérialisation future d’une combinaison de risques physiques et de risques liés à la transition est hautement probable»), ils menacent les sociétés humaines, leurs effets auront des conséquences sur la géopolitique, la société, l’économie, l’environnement.

Que sa volonté soit faite. L’Eglise d’Angleterre investit 600 M£ dans des entreprises intégrées au FTSE TPI Climate Transition Index. Coté à la bourse de Londres cet indice évalue la stratégie et la performance des entreprises à l’aune de leur alignement avec les objectifs de l’accord de Paris.

Pareil portrait ne peut laisser indifférent. Mandatés par la Banque de France et la Banque des règlements internationaux, une demi-douzaine d’économistes ont phosphoré sur les impacts d’accidents climatiques sur le système financier. Publiée la semaine passée, leur étude devrait intéresser banquiers centraux et régulateurs des marchés financiers.

POINT DE BASCULE

Les auteurs rappellent que des points de bascule climatique «pourraient avoir des effets catastrophiques, irréversibles et inestimables.» Les éviter, soulignent-ils, nécessite de mettre en œuvre des actions immédiates et ambitieuses pour changer structurellement nos économies. Encore faut-il déterminer les bonnes? Car, en matière de climat, on est prié de ne pas se fier à un seul modèle, à une seule projection. D’un autre côté, il est difficile d’anticiper un spectre large de possibles.

Cette incertitude n’est pas sans conséquence potentielle pour les banques centrales. En cas de coups durs, la Banque centrale européenne ou la Banque de France pourraient devoir intervenir comme financeur «de dernier ressort», en rachetant de gros volumes d’actifs dévalués. Une baisse subite de la consommation d’hydrocarbures transformerait rapidement actions et obligations des groupes pétroliers en actifs bloqués (stranded assets), obligeant les grands argentiers à intervenir pour éviter un nouveau crash boursier. Réputé improbable, ce scénario est pourtant au cœur du dernier rapport de l’agence internationale de l’énergie (AIE).

LA RÈGLE DES 5 C

Dans ce nouveau paradigme, les banques centrales sont-elles encore capables d’assumer leurs missions premières: stabiliser le système financier et juguler l’inflation? Oui, répondent les rapporteurs, à condition d’appliquer à la lettre la règle des 5 C: contribuer à coordonner la lutte contre les changements climatiques.

Ceci passe, par exemple, par l’intégration, dans leur stratégie, de futurs à +2°C. A l’extérieur, banques centrales et régulateurs doivent faire admettre aux gouvernements l’importance de la tarification des émissions de gaz à effet de serre (taxe ou quota) et aux acteurs économiques la prise en compte du risque climatique. Mark Carney, ex-gouverneur de la Banque d’Angleterre, ne cesse de plaider pour l’organisation de stress tests climatiques pour les secteurs bancaires et assurantiels. Il se pourrait qu’il soit prochainement entendu.

UNE INCANTATION
Certains investisseurs s’adaptent. Considérant désormais le climat comme un facteur de risques, Blackrock, le plus important gestionnaire d’actifs de la planète, vient d’annoncer sa sortie du capital des entreprises réalisant plus de 25% de leur chiffre d’affaires avec le charbon. Voilà plusieurs années que le fonds souverain norvégien réduit son exposition au charbon et, plus récemment, au pétrole. Une voie également suivie par d’autres, comme l’Ircantec, un petit fonds de pension français. «Le monde de la finance et de l’investissement doivent s’engager dans la transition énergétique et lutter contre le changement climatique», a rappelé au forum économique mondial, à Davos, Hubert Keller, le directeur général de la banque Lombard Odier. Un vœu qui relève encore largement de l’incantation. Depuis la signature de l’accord de Paris, en 2015, les banques «occidentales» ont financé pour 1.900 milliards de dollars de projets dans les énergies fossiles, souligne Bank Track, dans sa dernière évaluation.



[1] L’événement peut être considéré comme l’un des éléments initiateurs du conflit franco-prussien de 1870.

[2] Cet attentat conduira au déclenchement de la première guerre mondiale.

[3] Les avions japonais qui ont attaqué par surprise la base navale américaine de Pearl Harbor avaient été détectés par un radariste dont les alertes ont été ignorées par ses supérieurs. La défaite de Pearl Harbor a précipité l’entrée en guerre des Etats-Unis en décembre 1941.