Covid-19 : «Il y a des risques très importants que les grands singes soient atteints» déclare Sabrina Krief

La destruction de leur habitat naturel et les contacts croissants avec les humains rendent les chimpanzés, gorilles et orang-outans potentiellement vulnérables au coronavirus, s’inquiète la primatologue Sabrina Krief.

Braconnage, trafic, déforestation… et désormais Covid-19 ? Alors que la pandémie de coronavirus fait rage, les spécialistes des grands singes s’inquiètent de l’arrivée possible de la maladie virale chez ces espèces déjà menacées d’extinction. Ça ne serait pas la première fois que l’humain transmet ce type de pathologie à ses plus proches cousins. En 2016, des chimpanzés avaient notamment été infectés par un coronavirus humain appelé OC43 dans un parc national en Côte-d’Ivoire. Pour Sabrina Krief, vétérinaire et professeure rattachée au Muséum d’Histoire naturelle, la proximité génétique et géographique entre ces primates et les humains accroît les risques de contamination. Au nord du parc national de Kibale, en Ouganda, où elle dirige le Sebitoli Chimpanzee Project (un projet de recherche et de préservation des chimpanzés sauvages), des mesures préventives ont été mises en place pour protéger les animaux. Mais le danger demeure.

Quel est le risque que les grands singes soient infectés par le Sars-Cov-2 ?

Tout dépend des humains qui travaillent et vivent à l’intérieur des habitats des grands singes, s’ils sont infectés ou non, et du type de contact qu’ils ont avec les animaux. Pour l’instant, les humains de la région ne sont pas touchés et il n’y a eu en Ouganda que 55 cas détectés. Aujourd’hui, dans la plupart des endroits où l’on étudie et suit les grands singes, des mesures strictes ont été prises pour éviter la proximité avec les humains. Malgré cela, on peut difficilement éviter que les braconniers pénètrent dans le parc national. De plus, certains chimpanzés sortent parfois du parc pour manger du maïs dans les champs des villageois. Là aussi, il est très compliqué de réduire les risques de transmission. A cause de la déforestation et des plantations proches des forêts, voire parfois à l’intérieur de la forêt, les zones de contact entre les grands singes (chimpanzés, orang-outans, gorilles) et les humains sont nombreuses.

Dans quelle mesure la proximité génétique entre les humains et les grands singes favorise-t-elle une potentielle transmission du virus ?

Dans le cas du Sars-CoV-2, si l’on retient l’hypothèse selon laquelle une partie de la protéine permet la reconnaissance de la cellule (pour que le virus entre dans celle-ci et l’infecte), cette reconnaissance est théoriquement spécifique à chaque espèce. Mais le génotypage montre qu’entre les primates non humains et les humains, ces séquences sont extrêmement proches, voire identiques. Le virus est donc a priori capable d’infecter les cellules des grands singes. On ignore cependant la pathogénicité qu’il pourrait y avoir chez ces espèces. Il semblerait que ce virus puisse faire des dégâts importants puisqu’ils ne l’ont jamais côtoyé non plus. On ne sait pas grand-chose pour l’instant, si ce n’est qu’il y a vraiment des risques très importants que les grands singes soient atteints s’ils côtoient des humains contaminés.

La transmission de maladies, notamment respiratoires, entre les humains et les grands singes est-elle fréquente ?

Selon une étude rétrospective qui avait été fait à Gombe, en Tanzanie – là où travaille Jane Goodall –, sur une cinquantaine d’années d’observations, la moitié des morts par maladie chez les chimpanzés concernait des maladies respiratoires. On suppose que le plus souvent, celles-ci sont liées à la proximité phylogénétique et géographique entre les humains et les chimpanzés. Les coronavirus sont fréquents mais pas forcément très pathogènes.

Par exemple, dans le cas de l’épidémie à coronavirus chez les chimpanzés il y a quelques années dans le Parc national de Taï, en Côte d’Ivoire, qui a été associée à des humains asymptomatiques, les chimpanzés avaient exprimé des symptômes peu graves (éternuements), sans lesquels nous n’aurions pas forcément connu l’origine humaine de la transmission. Dans le parc où je travaille, il y a des épidémies de toutes sortes de maladies tous les deux ans, comme le rhinovirus C (RV-C). L’année dernière, une communauté de chimpanzés exposée au tourisme a connu une mortalité forte, probablement due à l’introduction d’un virus par les humains.

Comment suivez-vous les chimpanzés du parc aujourd’hui tout en limitant les contacts ?

Je travaille habituellement avec une équipe de 25 personnes sur le terrain, que nous avons réduite à 8 personnes qui ont accepté de rester confinées dans le parc. Parmi elles, certaines continuent les patrouilles antibraconnage, d’autres observent les chimpanzés à grande distance (au moins vingt mètres) et placent des pièges photographiques pour identifier les individus et repérer d’éventuels cas de toux. Parmi les 35 que nous suivons, trois ont toussé récemment, mais ne montraient plus de signes lorsqu’ils ont été revus le lendemain ou le surlendemain. Concernant les prélèvements pour effectuer des tests, nous n’en ferons que si les symptômes sont importants. Même en temps normal, nous évitons tout contact avec eux et gardons entre 10 et 12 mètres de distance pour éviter la transmission de maladies. Nous n’intervenons que si la cause est humaine (pour les endormir et retirer les pièges posés par les braconniers, par exemple). Je travaille également sur l’automédication des chimpanzés et je pense qu’il y a une grande diversité de plantes dans la forêt qui peuvent les aider à surmonter certaines maladies. Evidemment, quand toute la communauté est atteinte et qu’il y a une mortalité importante, on peut envisager une intervention, à condition qu’un traitement existe et que l’on ait identifié la cause de la maladie. Il est alors possible de les flécher à la sarbacane pour les traiter, mais c’est extrêmement compliqué.

Ces mesures préventives perdureront-elles après la crise sanitaire ?

Dans les mois et peut-être les années à venir, le port du masque pourrait être une mesure imposée aux touristes qui rendent visite aux chimpanzés et gorilles, pas uniquement pour le Covid-19 mais plus largement pour toutes les maladies transmissibles. La crise actuelle souligne l’aberration que représente l’extraction des mammifères sauvages, qui sont déjà très menacés, de leur habitat naturel, ainsi que notre vulnérabilité au virus. Nous, les humains, ne sommes pas extraits de la nature : nous sommes toujours sensibles à des virus pouvant toucher des animaux qui nous semblent pourtant loin.

Sophie Kloetzil – Libération/26 avril

 

 

 

 

Illustration : Un chimpanzé dans le parc de Kibale, en Ouganda en 2017. Photo Hermes images. AGF. Universal Images Group via Getty