Tortues, perroquets, rapaces… la faune sauvage victime de la cybercriminalité

L’ONG IFAW révèle l’ampleur du trafic en ligne d’animaux vivants ou de produits dérivés qui met en péril des espèces menacées d’extinction.

Tortues, perroquets, rapaces, boas, alligators, guépards, tigres, ours, antilopes, requins, hippocampes, ivoire, cornes de rhinocéros… C’est un trafic à très grande échelle, d’animaux vivants ou de parties de leur corps, qui s’opère sur Internet, à la fois sur les sites de vente en ligne et sur les réseaux sociaux. Une « cybercriminalité » dont le Fonds international pour la protection des animaux (IFAW) révèle l’ampleur et les dangers pour la faune sauvage, dans une enquête dont il publie les résultats mercredi 23 mai.

L’ONG, qui mène une veille sur cette question depuis 2004, s’est focalisée sur quatre pays, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et la Russie, dans lesquels elle dispose de bureaux qui lui ont permis de collecter des données aussi exhaustives que possible.

Elle a conduit cette étude pendant six semaines, à l’automne 2017, avec le concours d’enquêteurs qui ont passé au crible les annonces et les messages en ligne. Son travail ne couvre donc qu’un échantillon très réduit, géographiquement comme dans la durée, d’un commerce dont la Chine, les Etats-Unis et l’Union européenne (UE) dans son ensemble sont des plaques tournantes, mais sur lesquels il n’existe pas de bilan mondial.

Même partiels, les résultats n’en sont pas moins effarants. Sur les seuls quatre pays retenus et en seulement un mois et demi, ont été recensés 5 381 annonces et messages portant sur 11 772 spécimens – animaux vivants ou « produits dérivés » – d’espèces pourtant protégées, car classées comme en danger. L’IFAW ne s’est en effet attaché qu’aux animaux inscrits aux annexes I et II de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvage menacées d’extinction(Cites), dont la vente et l’achat sont soit interdits, soit strictement réglementés.

Le perroquet gris du Gabon, dont le commerce international est interdit (à l’exception des oiseaux d’élevage).
Le perroquet gris du Gabon, dont le commerce international est interdit
(à l’exception des oiseaux d’élevage). IFAW

80 % d’animaux vivants

Globalement, les spécimens vivants représentent 80 % des offres, signe de l’engouement pour les « nouveaux animaux de compagnie » exotiques. Dans le détail, plus de la moitié des annonces (55 %) concernent des reptiles, pour l’essentiel des tortues marines ou terrestres, auxquelles s’ajoutent lézards, crocodiles, alligators et serpents. Suivent, pour un quart du total, des oiseaux : perroquets mais aussi rapaces, oies, toucans, grues ou mainates. Les objets en ivoire provenant de défenses ou de dents d’éléphants, hippopotames, baleines, morses ou narvals forment 11 % du panel.

On y trouve encore, à hauteur de 5 %, des mammifères ou parties de mammifères : des félins (guépards, léopards, lions ou tigres) sous forme de spécimens empaillés, de fourrures et de peaux, de la corne de rhinocéros, des pieds, de la peau ou des poils d’éléphant, mais aussi des animaux vivants, notamment en Russie où l’on peut se procurer des ours ou différents primates (tamarins, lémuriens, ouistitis, gibbons et orangs-outans). Le bestiaire ne s’arrête pas là : il comprend également coraux (vivants ou en morceaux), hippocampes, requins, bénitiers géants, tritons ou salamandres…

L’Allemagne constitue à elle seule plus de la moitié de ce marché (6 329 spécimens mis en vente), devant le Royaume-Uni (2 456), la France (1 915) et la Russie (1 072). Mais chaque pays a ses « préférences » : le commerce des produits en ivoire est florissant dans l’Hexagone (38 % du total), tandis que les tortues sont les animaux les plus proposés outre-Rhin (65 %) et, à un moindre niveau, outre-Manche (32 %). Quant à la Russie, elle s’est fait une spécialité de la vente d’animaux vivants de toute nature, des aigles des steppes aux jaguars en passant par les yacks sauvages ou les antilopes saïga.

On peut acheter sur Internet des spécimens empaillés, des peaux et des fourrures de tigres et autres félins (lions, guépards, léopards...)
On peut acheter sur Internet des spécimens empaillés,
des peaux et des fourrures de tigres et autres félins
(lions, guépards, léopards…) IFAW

En termes financiers, ce trafic en ligne est très rentable puisque l’ensemble des annonces identifiées représente une valeur de 3,9 millions de dollars (environ 3,3 millions d’euros). « Internet est devenu le premier marché du monde, ouvert sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui démultiplie la possibilité de commerce illicite d’espèces sauvages », observe Céline Sissler-Bienvenu, directrice de l’IFAW pour la France et l’Afrique francophone.

Complexité de la réglementation

Encore, beaucoup d’annonces ont-elles probablement échappé au filet des cyberenquêteurs, qui n’ont pu surveiller que les sites de vente en ligne en accès libre (une centaine dans cette enquête) ou, sur les réseaux sociaux, les publications non protégées par des paramètres de confidentialité. Il ne s’agit donc que de la partie émergée d’une activité que l’ONG juge criminelle, même si certaines offres d’animaux ou de produits d’animaux sont licites.

La frontière est sur ce point souvent mince. Ainsi, bien que le commerce international du perroquet gris du Gabon, inscrit depuis octobre 2016 à l’annexe I de la Cites, soit prohibé, sa vente est autorisée si l’oiseau provient d’un élevage référencé, sous réserve que son propriétaire fournisse la preuve de cette origine. De même, la législation européenne bannit le commerce d’ivoire brut, mais pas celui des objets en ivoire travaillé antérieurs à 1947 (ils ont alors le statut d’antiquités) ni, sous certaines conditions, de ceux façonnés avant 1975.

Le trafic d’ivoire (ici un éléphant dans le parc national d’Amboseli au Kenya) représente 11 % des annonces en ligne.
Le trafic d’ivoire (ici un éléphant dans le parc national d’Amboseli au Kenya)
représente 11 % des annonces en ligne. IFAW

La complexité de la réglementation permet à ce commerce de prospérer sur la Toile. Il est souvent difficile pour les particuliers d’avoir une connaissance claire de ce qui est légal et de ce qui ne l’est pas. Et tout aussi ardu, pour les plates-formes de vente en ligne, de maîtriser le flux continu d’annonces touchant à une multiplicité d’espèces.

« La lutte contre le trafic en ligne des animaux sauvages en est à ses balbutiements, commente Céline Sissler-Bienvenu. Ce commerce illicite n’a jamais été une priorité pour les Etats, encore moins lorsqu’il s’opère sur Internet. Pourtant, en incitant les entreprises du secteur à mettre en place un contrôle strict et en informant les utilisateurs de la situation critique des espèces concernées, on peut obtenir des résultats positifs. » Un exemple : en France, le nombre de perroquets gris du Gabon proposés à la vente a chuté depuis 2017, grâce à la surveillance exercée par Leboncoin.fr.

Engagements des géants du numérique

Au-delà de ce cas particulier, des progrès importants ont été accomplis. D’abord, la Cites, dont sont membres 183 Etats, a mis en place en novembre 2017 un groupe de travail sur « la cybercriminalité liée aux espèces sauvages ».

Ensuite, en mars 2018, 21 sociétés du numérique, du commerce électronique et des réseaux sociaux (dont Google, Facebook, Microsoft, Instagram, eBay ou Alibaba) ont rejoint une « coalition mondiale contre le trafic d’espèces sauvages en ligne », menée par trois ONG, le WWF, IFAW et Traffic, avec pour objectif de réduire de 80 % ce commerce sur leurs plates-formes d’ici à 2020.

Cet engagement est d’autant plus important que le « marché virtuel » d’Internet alimente, dans le monde réel, le braconnage et le massacre de la faune sauvage. L’IFAW rappelle ainsi qu’au cours des dix dernières années, plus de 7 000 rhinocéros ont été tués pour leur corne. Et, chaque année, ce sont plus de 20 000 éléphants qui sont abattus pour leur ivoire. Il faut donc, exhorte Azzedine Downes, directeur général de l’ONG, « briser la chaîne du trafic de ces espèces menacées ».

image: https://img.lemde.fr/2018/05/22/0/0/534/693/534/0/60/0/e3b8de3_22031-1fxbq76.6c3u.png

En savoir plus sur https://www.lemonde.fr/biodiversite/article/2018/05/23/la-faune-sauvage-victime-de-la-cybercriminalite_5302960_1652692.html#E8L62CJuyExt3hBS.99

 

Pierre Le Hir/Le Monde

 

 

 

 

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