Au Canada, manger du phoque est « bon pour l’environnement »

En berne depuis l’embargo européen de 2009, la chasse au phoque tente de revenir sur le devant de la scène au Canada grâce à une massive campagne de publicité vantant la viande et la fourrure du mammifère marin.

Montréal (Canada), reportage

« La viande de phoque, je la considère comme le superaliment. Pour moi, c’est la meilleure viande qui existe. » Les mots sont d’un professeur de cuisine qui témoigne, dans une capsule promotionnelle, de son amour pour la viande de phoque, qu’il cuisine notamment en tataki. D’autres chefs en font des burgers, dont un baptisé le Phoque Brigitte Bardot dans un restaurant de Kamouraska, au Québec. Une seconde vidéo, relayant le témoignage d’une artiste inuit, vante le caractère « durable » de la fourrure de phoque pour confectionner des bottes d’hiver, tandis qu’une autre souligne les bienfaits de l’huile de phoque, riche en oméga 3.

Le phoque ? « Bon pour vous, bon pour l’environnement. » La campagne du Réseau de gestionnaires de la ressource du phoque, chapeauté par l’Institut de la fourrure du Canada, financé en partie par le gouvernement fédéral, vise à doper l’industrie de la chasse et élargir ses débouchés. L’année dernière, Ottawa avait déjà tenu le Sommet sur les phoques, pour discuter des possibilités d’exportation du mammifère marin.

L’industrie du phoque se cherche de nouveaux débouchés, car rien n’est plus pareil depuis l’embargo de l’Union européenne sur les produits dérivés de l’animal, signé en 2009. Le Parlement européen, qui qualifiait la chasse au phoque « d’inhumaine », avait justifié l’embargo au nom « de la morale publique européenne », après des années de sensibilisation de la part d’associations environnementales.

L’idée derrière la campagne publicitaire est donc de redonner de la légitimité à la pratique. Pour Gil Thériault, directeur de l’Association des chasseurs de phoques intra-Québec et candidat du Parti libéral du Québec aux dernières élections provinciales, cette chasse ne devrait pas avoir si mauvaise presse. « L’embargo européen s’est fondé sur des raisons morales. Comment c’est possible ? s’étonne-t-il. Ici, la chasse aux phoques a toujours fait partie de la vie. C’est une ressource locale, abondante. Plutôt que d’importer de la viande de l’autre bout du monde, on l’a ici. Ça reste un marché de niche, en plus. Ce n’est pas du grand abattage. Le phoque ne va pas remplacer le porc. » En 2023, le nombre de phoques tués dans l’est du pays n’atteint pas le quart du total de 2008.

Une campagne trompeuse

Il assure cependant que le Québec raffolerait du phoque si les infrastructures du secteur permettaient de soutenir l’intérêt, qui va crescendo. « Aux îles de la Madeleine [un archipel du golfe du Saint-Laurent], il y a de la demande pour 10 000 phoques par an à la boucherie, mais elle ne peut en traiter qu’un tiers. »Une seule usine existe en ce moment au Québec pour débiter la viande de phoque et elle est dépassée, assure-t-il. « Je préférerais qu’on mette de l’argent pour former les chasseurs et améliorer les infrastructures plutôt que dans la pub. On a mis la charrue avant les bœufs. »

Mais pour Sheryl Fink, qui milite depuis vingt-cinq ans sur le sujet au sein du Fonds international pour la protection des animaux (Ifaw), la campagne est trompeuse. « La publicité dit que le phoque “augmente l’énergie” quand on le mange. Cette même affirmation pourrait être faite pour n’importe quel type de viande. Le phoque n’est pas spécial. » De plus, la viande de phoque, ne serait pas si bonne pour la santé. « Comme les phoques se trouvent en haut de la chaîne alimentaire marine, ils peuvent accumuler des métaux lourds, tels que le mercure », réplique-t-elle.

La population en hausse

« La chasse se déroule sur des plaques de glace et il est difficile pour un chasseur sur un bateau, dans la houle, de tuer un phoque d’un seul coup, note Sheryl Fink. Je l’ai observé, il arrive souvent qu’un phoque soit blessé par un tir, qu’il se mette à tourner sur lui-même et à se débattre. Souvent, il glisse dans l’eau et meurt de ses blessures. Dans le cas du matraquage [toujours légal], nous voyons des chasseurs courir sur la glace, poursuivre un phoque en essayant de le frapper à la tête avec une massue. »

Yoanis Menge, un photographe des Îles de la Madeleine qui a vécu en immersion avec des chasseurs de phoque, assure que cette chasse ancestrale est respectueuse de l’animal. « Les Premières nations la pratiquent aussi et l’ont transmise aux gens d’ici, indique-t-il. Tout le phoque est utilisé lorsqu’il est chassé. Quand on ne vit pas dans la nature, c’est difficile de saisir cette culture. Mais ils sont chassés de manière éthique et efficace. »

« C’est une chasse en plein air… Alors que ce qui se passe dans les abattoirs, on le cache, balaye Gil Thériault. Un phoque vit en liberté, jusqu’au moment où il est atteint par une balle de fusil. On l’a surprotégé et on voit le résultat ! Il y en a trop et ça menace grandement les stocks de poissons. »

La population de phoques gris dans l’est du Canada est estimée à plus de 360 000, indique Pêches et Océans Canada. Celle des phoques du Groenland, qui partagent leur hiver entre l’Arctique canadien et le Groenland, atteindrait 7,6 millions dans l’Atlantique Nord-Ouest, contre 2 millions au début des années 1970, à la suite d’une forte diminution dans les années 1950, d’après les données fédérales. La hausse est nette, mais peut-on vraiment dire qu’il y a trop de phoques ?

Menacés par la fonte de la banquise

Bernard Vigneault, directeur général des sciences des écosystèmes au ministère des Pêches et des Océans, dessine une situation contrastée. D’après les recherches menées par les scientifiques fédéraux canadiens, le phoque du Groenland n’est pas considéré comme un facteur déterminant dans la baisse du stock de morue. Par contre, la morue du sud du golfe du Saint-Laurent est décimée par les phoques gris, qui en mangent chacun plus d’une tonne par an. « La surpêche et la prédation du phoque gris limitent le rétablissement de la morue, de la merluche blanche ou de la raie tachetée », explique le chercheur. Il estime aussi qu’au vu du nombre de prises actuelles — 40 000 phoques du Groenland et près de 1 500 phoques gris ont été tués en 2023 — une augmentation des prises des chasseurs de phoques serait bénéfique.

L’Ifaw, elle, rétorque que les poissons et les autres créatures marines coexistent depuis des millénaires, sans qu’il soit nécessaire que l’homme s’en mêle.

L’inquiétude pour l’avenir des phoques provient surtout de la baisse constatée du nombre de bébés et de la diminution du couvert de glace. Or, le phoque du Groenland a besoin de la banquise pour se reproduire. La vulnérabilité de l’espèce au réchauffement climatique est « très claire », assure Bernard Vigneault.

Source : Reporterre