Autoportrait de l’hirondelle rustique avant sa disparition

Parce que l’agriculture intensive empoisonne les insectes dont elle se nourrit, « Hirundo rustica » se raréfie en France. Le prélude à un « printemps silencieux », sans chants d’oiseaux ?

Vous souvenez-vous de cette comptine ? « Qu’est-ce qu’elle a donc fait/La p’tite hirondelle ? /Elle nous a volé/Trois p’tits sacs de blé »… Si ça continue, elle va finir par me manquer. Non pas que j’y étais présentée à mon avantage ! Ce qu’elle disait de moi n’est même pas exact – j’y reviendrai. Mais enfin, c’est de moi qu’il s’agissait. Les enfants la chantent-ils encore aujourd’hui, cette comptine ? Et si oui, savent-ils seulement à quoi je ressemble ?

Les savants m’appellent Hirundo rustica : hirondelle rustique – manière de dire que j’affectionne les granges, comme l’exprime plus clairement mon nom anglo-saxon, barn swallow. Les autres disent tout simplement « hirondelle » car, des 75 espèces cousines que j’ai dans le monde, je suis, et de très loin, celle dont la famille est la plus nombreuse. Quant à moi, je ne me nomme pas. J’essaie de me nourrir et de me reproduire du mieux possible – ce qui, par les temps qui courent, n’est pas une mince affaire. Et, l’hiver venant, je vole.

Théorie fumeuse

Destination : l’Afrique. Forte de mes ailes et de ma vingtaine de grammes, je trace plusieurs milliers de kilomètres en deux mois, traversant – quand je ne défaille pas en route – la Méditerranée d’une seule traite. Un voyage si incroyable que les hommes, pendant longtemps, n’y ont pas cru.

Des siècles durant, les plus cultivés d’entre eux ont pensé que nous passions la période hivernale sous l’eau, ou enfouies dans la vase ! Tout cela parce que nous nous réunissons en dortoir dans des roselières la veille du départ, pour décoller discrètement avant le lever du soleil… Il fallut attendre Buffon et son Histoire naturelle des oiseaux pour que cette théorie fumeuse soit remplacée, en 1770, par l’hypothèse migratoire.

Pourquoi aller si loin, me direz-vous ? Pour le soleil, bien sûr. Mais aussi parce que nous nous nourrissons exclusivement d’insectes volants (c’est pourquoi la comptine d’autrefois est mensongère : les sacs de blé ne nous intéressent pas du tout). Or, l’hiver, ces derniers se font rares dans les régions tempérées alors que l’Afrique tropicale en regorge – d’où la nécessité de ce périlleux périple.

Cela dit, quand nous nous regroupons sur les fils électriques comme autant de notes sur une portée musicale pour préparer notre départ, l’automne est de plus en plus avancé. Réchauffement climatique oblige… De même nos retours sont-ils de plus en plus précoces. Ce qui rend le dicton plus juste que jamais : une hirondelle, décidément, ne fait pas le printemps.

Des hirondelles à Noël ?

Fait rarissime au siècle dernier, certaines d’entre nous passent désormais leur hiver tout entier dans le Midi, voire le long de la côte atlantique ! Habitants de l’Hexagone, rencontrerez-vous bientôt des hirondelles à Noël ? Si c’est le cas, vous me reconnaîtrez facilement : je suis la plus grande et la plus effilée des cinq espèces présentes en métropole. On me repère à ma queue fourchue aux longues rectrices externes, au plumage bleu noir métallisé de mon dos, blanchâtre teinté de roux de mon ventre, à mon front et ma gorge rouge brique (ma cousine l’hirondelle de fenêtre, de taille plus réduite, a la gorge blanche). Mais ne rêvez pas trop : l’été comme l’hiver, vous risquez surtout de me voir de moins en moins.

La nouvelle, en effet, ne vous a sans doute pas échappé. Elle date du 20 mars, elle a fait la « une » du Monde, et c’est le Muséum national d’histoire naturelle et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) qui l’affirment : les oiseaux disparaissent des campagnes françaises à une « vitesse vertigineuse », et ce phénomène de « disparition massive » est désormais « proche de la catastrophe écologique ».

En moyenne, les populations d’oiseaux se sont réduites d’un tiers en quinze ans. Et bien sûr, je fais partie du lot. D’après le dernier Atlas des oiseaux nicheurs de France métropolitaine, coordonné par Nidal Issa et Yves Muller (Delachaux & Niestlé, 2015), nous serions désormais entre 900 000 et 1 800 000 couples nicheurs. Notre population a chuté de 41 % sur les dix dernières années. La situation est un peu moins grave à l’échelle européenne mais, là encore, il n’y a pas lieu de se réjouir : – 32 % depuis 1980.

Les causes de cette hécatombe ? Les chercheurs du Muséum et du CNRS sont formels : mon déclin, comme celui de tous les oiseaux avec lesquels je partage régions de plaine et zones humides, provient pour l’essentiel de l’intensification des pratiques agricoles. Il est d’ailleurs particulièrement marqué depuis 2008-2009, « une période qui correspond, entre autres, à la fin des jachères imposées par la politique agricole commune [européenne], à la flambée des cours du blé, à la reprise du suramendement au nitrate permettant d’avoir du blé surprotéiné et à la généralisation des néo­nicotinoïdes » : des insecticides neurotoxiques très persistants qui font des ravages dans les populations d’insectes. Or, je vous l’ai dit, les hirundinidés sont exclusivement insectivores.

Triste fable

J’ai une copine en Amérique du Nord, avec qui je bavarde volontiers quand nos chemins de migration se croisent. La dernière fois, je lui ai raconté nos problèmes démographiques. « Mais ma pauvre amie, c’est le Printemps silencieux que tu me racontes là ! », m’a-t-elle répondu. Le printemps silencieux ? Elle m’a expliqué qu’il s’agit d’un livre culte pour les défenseurs de la nature, publié en 1962 par l’Américaine Rachel Carson, dont la traduction française a été rééditée à l’occasion de son cinquantenaire (Wildproject, 2012).

« Ce fut un printemps sans voix. A l’aube, qui résonnait naguère du chœur des grives, des colombes, des geais, des roitelets et de cent autres chanteurs, plus un son ne se faisait désormais entendre ; le silence régnait sur les champs, les bois et les marais »… Mon amie d’outre-Atlantique connaissait par cœur la triste fable par laquelle commence cet ouvrage capital, qui signa pour nombre d’observateurs la naissance du mouvement écologiste. Elle me précisa qu’il dénonçait les méfaits d’une utilisation excessive de pesticides organochlorés sur la faune des pays industrialisés, et qu’il contribua grandement à ce que l’usage agricole du DDT soit interdit dans les années 1970 par de nombreux pays.

Rachel Carson y cite même un naturaliste du Wisconsin qui parle de nous, les hirondelles ! « Nous en avions beaucoup plus il y a quatre ou cinq ans, le ciel en était plein ; à peine, maintenant, en voit-on quelques-unes… Cela peut provenir des pulvérisations qui ont soit chassé, soit empoisonné les insectes », rapporte-t-il. La description rappelle furieusement celle que font aujourd’hui ceux à qui notre présence importe.

Ecurie, étable, grange, garage ou lavoir

Entendons-nous bien : je ne voudrais pas passer pour une Cassandre ! Car en ce qui concerne mon espèce, tout ne va pas si mal. D’abord parce que nous sommes partout : en Europe, en Asie, en Afrique et en Amérique. Ensuite, parce que nous sommes nombreuses. En France, nous figurons au top 20 des oiseaux les plus répandus, ce qui, en termes de concurrence vitale, nous laisse de la marge.

En 2016, lorsque la dernière Liste rouge nationale des oiseaux nicheurs a été publiée, j’ai découvert avec tristesse que plusieurs espèces communes y étaient entrées : la linotte mélodieuse, le chardonneret élégant, le bouvreuil pivoine et le bruant jaune – pour ne citer que ceux qui font partie de mes connaissances – portent désormais l’appellation « vulnérables à l’extinction ». Mais pas nous ! Pas encore.

Il faut dire qu’être « rustique » quand les temps sont durs, cela aide ! Le qualificatif n’est pas usurpé : si notre reproduction nous rend dépendantes de l’homme et de ses constructions, nous nous contentons de trois fois rien. Ecurie, étable, grange, garage ou lavoir, tout est bon pour construire le nid, pourvu que celui-ci soit accessible en tout temps. D’où mon message : si vous, humains, cessiez un peu de démolir à tout va nos sites de nidification favoris au prétexte de moderniser votre habitat, cela arrangerait bien nos affaires. Faute de quoi notre survie finira par être en jeu. J’en viendrais alors à regretter la punition de la chanson : « Nous l’attraperons/La p’tite hirondelle/Et nous lui donn’rons/Trois p’tits coups de bâton. Catherine Vincent/Le Monde-14 avril 2018

illustration OLIVIER DANGLA