Bras de fer entre des chercheurs et le gouvernement indonésien au sujet des orangs-outans

Cinq chercheurs occidentaux n’ont plus le droit d’exercer en Indonésie après avoir remis en cause les informations délivrées par la ministre de l’Environnement au sujet des populations d’orangs-outans. Depuis plusieurs années, des scientifiques étrangers s’inquiètent de la mainmise du gouvernement indonésien sur les résultats des études.

Cinq chercheurs, rattachés pour la majorité d’entre eux à des organismes occidentaux, ont débuté un véritable bras de fer avec le gouvernement indonésien. En cause, les chiffres inquiétants concernant le nombre d’orangs-outans présents dans le pays, et que les politiques refusent d’avaliser.

Une augmentation du nombre d’orangs-outans contestée

« Les récents succès de l’Indonésie dans la réduction des taux de déforestation sont louables et tant le gouvernement que le secteur privé ont joué un rôle important« , reconnaissent les cinq signataires d’une lettre ouverte publiée le 15 septembre 2022 dans The Jakarta Post. Ils louent volontiers certaines actions entamées par le gouvernement. Mais certaines parties du discours tenu le 19 août 2022 par Siti Nurbaya, la ministre de l’Environnement et des Forêts, ne passent pas.

La femme politique affirme que « les preuves au sol confirment que les orangs-outans de Sumatra, de Tapanuli et de Bornéo sont loin de disparaître et continueront d’avoir des populations croissantes« , tout en critiquant les gouvernements précédents pour leur manque d’actions environnementales. Citant plusieurs études, les chercheurs signataires, qui revendiquent à eux tous 105 années d’expérience dans la conservation des grands singes, contestent fermement ces informations. Les recherches mentionnées « montrent que les trois espèces d’orangs-outans ont diminué au cours des dernières décennies et que nulle part les populations n’augmentent« , notent-ils. L’Union internationale pour la conservation de la nature a placé les trois espèces dans la catégorie « en danger critique d’extinction ». Les orangs-outans de Sumatra, de Tapanuli et de Bornéo ont une population en déclin, selon l’organisation.

« La ministre note en outre que les approches ‘basées sur des prévisions ou des projections’ ne sont pas fiables. Cela nous paraît singulier. Tous les départements du gouvernement indonésien utilisent des prévisions pour orienter leurs politiques et leurs pratiques« , ajoutent les signataires.

Une rétention d’information par le gouvernement indonésien
La réaction du gouvernement ne s’est pas faite attendre. Il a vu, dans cette lettre ouverte, une ingérence étrangère et a interdit aux auteurs de celle-ci de mener des études dans le pays, lesquels n’effectuaient heureusement pas de travail de terrain en ce moment. En outre, les recherches menées par des scientifiques étrangers seront désormais davantage contrôlées, ce qui était déjà largement le cas.

Toujours dans le Jarkarta Post, un porte-parole du ministère de l’Environnement et des Forêts, a assuré que la déclaration de la ministre « visait à susciter l’optimisme envers la conservation à long terme des espèces en Indonésie, y compris l’orang-outan ». Il assure par ailleurs que « les données ont ainsi confirmé une croissance démographique importante des orangs-outans » et évoque des « données périmées » utilisées par les signataires. Selon l’équipe éditoriale du site sur lequel la déclaration de la ministre a été publiée, les arguments et les commentaires des chercheurs « ne tiennent pas compte du contexte de l’ensemble complet des déclarations du ministre Nurbaya ».

La sévérité de la réponse n’étonne pas certains chercheurs. Selon Science, Erik Meijaard, l’un des signataires de la lettre ouverte, a demandé à huit collaborateurs indonésiens d’associer leur nom à celle-ci. Ils ont tous refusé, de peur de perdre leur travail. L’épisode souligne les obstacles que doit affronter l’indépendance de la recherche dans un pays doté d’une riche mais fragile biodiversité.

La fin d’une collaboration de 25 ans avec le WWF
Ce n’est pas la première fois que le gouvernement indonésien enterre des informations sur l’environnement ou qu’il les conteste. Il a même mis fin à une collaboration de 25 ans avec le WWF (Fonds mondial pour la nature) après des critiques de l’organisation concernant les feux de forêt. Le ministère indonésien de l’Environnement et des Forêts avait même accusé le WWF d’avoir mis le feu à une concession forestière, ce que le Fonds mondial pour la nature a nié.

En 2019, la revue Science indiquait qu’une loi adoptée le 16 juillet prévoyait de nouvelles règles pour les chercheurs étrangers, pouvant même déboucher sur des peines de prison si elles n’étaient pas respectées, ou alors, l’annulation du permis de recherche. David Gaveau, un scientifique français qui examine l’impact des incendies, de l’expansion agricole et du développement d’infrastructures sur les forêts tropicales à l’aide d’images satellites, en a fait les frais.

« Il est devenu impossible de travailler en Indonésie dans ces conditions »
« Les problèmes ont commencé dès l’élection de Joko Widodo, fin 2014, explique à Sciences et Avenir David Gaveau. A l’époque, je travaillais au CIFOR (Centre pour la recherche forestière internationale, ndlr) en tant que chercheur. En 2015, j’étais souvent sollicité par les journalistes et en répondant aux questions du Guardian, j’ai eu une réflexion qui a déplu au gouverneur d’une province. J’évoquais notamment la corruption à l’échelle locale. Ces paroles m’ont bloqué pour avoir mon visa semi-diplomatique et ont conduit à ce que je quitte le CIFOR en 2017, à la fin de mon contrat ».

Le chercheur a néanmoins obtenu un visa de travail grâce à un poste de directeur dans une société de consulting basée à Bali, pouvant ainsi continuer à collaborer avec le CIFOR. « En septembre 2019, le centre de recherche m’a mandaté pour un travail sur les feux de forêt, notamment en évaluant les surfaces brûlées, explique-t-il. Nous avons rapidement obtenu des résultats, certes préliminaires mais dont nous étions assez certains. Nous les avons publiés en mon nom début décembre 2019 sur le site du CIFOR, Forest News ».

Le Français a été ensuite sommé de venir s’expliquer au ministère des Forêts et de l’Environnement, à Jakarta. « Des dizaines de personnes m’ont posé des questions, il y avait beaucoup d’animosité. J’avais en effet obtenu des chiffres qui étaient le double de ceux du gouvernement », se souvient-il. L’étude est finalement rétractée et l’organisme international a présenté ses excuses. Si la situation semble d’abord se tasser, David Gaveau a eu la surprise, après un séjour en France, de voir la police débarquer chez lui, en Indonésie, pays dans lequel il aura vécu 18 ans. Les autorités avaient pour mission de l’expulser, ce qu’il se produira une semaine après. Sa famille n’a pu le rejoindre qu’au bout d’un an.

Après deux ans, les résultats du chercheur et de son équipe ont été validés et publiés dans une revue à comité de lecture, Earth System Science Data. De son côté, le gouvernement indonésien continue de discréditer l’étude. « La répression anti-science de la ministre Siti Nurbaya en Indonésie continue de se renforcer, s’inquiète David Gaveau, aujourd’hui installé en France et à la tête de la société TheTreeMap, engagée dans la protection des forêts tropicales. Il est devenu impossible de travailler en Indonésie dans ces conditions. Chaque article scientifique doit passer devant un comité de lecture du gouvernement qui censure le travail des chercheurs si les résultats contredisent la voix officielle ». Une situation de plus en plus compliquée pour les chercheurs étrangers, mais aussi indonésiens.

Source : Sciences et Avenir