Contre le braconnage, les défenseurs de l’environnement se lancent dans l’espionnage

En Afrique de l’Est, les ONG se convertissent de plus en plus aux méthodes de renseignement pour contrer les trafiquants. Mais n’est pas la CIA qui veut.

Il y a là quelque chose d’un scénario hollywoodien. D’anciens agents des « services », des indicateurs infiltrés au cœur de la savane, du traçage de téléphones portables et des logiciels capables de prédire où et quand se déroulera le prochain crime. Sauf que les cibles ne sont pas des terroristes, mais des trafiquants d’ivoire et autres produits issus de la faune sauvage.

Ces dernières années, de nombreuses organisations de défense de l’environnement ont adopté des techniques empruntées au monde de l’espionnage, afin de lutter contre les réseaux de trafic d’espèces protégées – de puissantes mafias qui généraient jusqu’à 20 milliards de dollars de revenus annuels selon un document d’Interpol, publié en 2018. Conséquence de ce commerce qui se situe au quatrième rang des activités illicites les plus lucratives de la planète : l’extinction annoncée d’espèces emblématiques comme l’éléphant, le rhinocéros ou le pangolin.

Face à cette urgence, les méthodes traditionnelles des ONG (campagnes de sensibilisation, plaidoyers) ne suffisent plus. « Le renseignement est un immense outil potentiel pour stopper la crise environnementale », estime Tim Wittig, spécialiste du trafic illégal d’espèces à l’Institut de Bâle sur la gouvernance, qui a, par le passé, travaillé à la fois pour l’armée américaine en Afrique et pour l’ONG Wildlife Conservation Society. « Dans le monde du renseignement, il est admis que l’intelligence n’est plus l’apanage des gouvernements. Il y a bien de l’intelligence économique, pourquoi pas de l’intelligence environnementale ? », ajoute l’expert.

Corruption endémique

Sur le terrain, le recours à des méthodes empruntées à l’espionnage est désormais incontournable pour devancer les trafiquants, selon Vincent Opyene, un avocat de 46 ans, dont vingt passés à lutter contre le trafic d’espèces protégées dans son pays,l’Ouganda.

« Les trafiquants changent de tactique tout le temps. Ils sont très organisés, ils planifient et exécutent bien leurs plans. Si vous n’avez pas un réseau de renseignement qui leur court après, vous serez en retard, vous n’allez même pas ne serait-ce que les désorganiser. Et, tous les jours, ils vont sortir de la faune de votre pays », explique par téléphone celui qui a reçu plusieurs prix internationaux, dont l’un des Tusk Conservation Awards.

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Vincent Opyene a fondé, en 2013, le Natural Resource Conservation Network (NRCN), une ONG qui fait « de l’investigation et du renseignement », selon son site Web, et s’enorgueillit d’avoir mis sous les verrous, dans son pays, quelque « 660 trafiquants ». Un de ses faits d’armes : avoir participé, en 2017, à Kampala, à la saisie de plus d’une tonne d’ivoire, coupé en petits morceaux et recouvert d’un produit chimique destiné à empêcher leur détection lors de leur sortie du pays par l’aéroport international d’Entebbe.

L’Afrique de l’Est offre un terrain de jeu idéal à cet espionnage au service des éléphants. D’abord, la région est un haut lieu du braconnage et, donc, du trafic. Au tournant des années 2010, la Tanzanie a ainsi perdu 60 % de sa population d’éléphants en seulement cinq ans. Ce pays, ainsi que le Kenya et l’Ouganda, ont été désignés, en 2013, par la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction, comme trois des huit Etats constituant des plaques tournantes du trafic d’ivoire.

Dans ces pays en développement, les agences environnementales manquent de moyens et sont gangrenées par une corruption endémique, tandis que les renseignements ont d’autres urgences. Au Kenya, confronté à la menace des islamistes Chabab, « la priorité du NIS [National Intelligence Service], c’est le terrorisme, la sécurité des gens. Les ressources qui vont à la protection de l’environnement sont très faibles. Et c’est compréhensible », raconte un ancien analyste passé par une ONG.

Une militarisation qui attire l’attention des donateurs

Pour les anciens des « services », l’offre est alléchante. A notre première rencontre, il y a quelques années, cet analyste avait lâché d’un ton désabusé que sauver des éléphants était plus excitant que de piloter des drones.

« Pour le monde du renseignement, il y a là une occasion de faire les choses bien, (…) d’avoir un impact », abonde M. Wittig. Et pour les bailleurs de fonds, dont l’argent est l’objet d’une féroce compétition, le combo espionnage-braconnage est gagnant, note, à Nairobi, Calvin Cottar. « Cette militarisation a un côté sexy, qui attire l’attention des donateurs », estime ce natif du pays, très impliqué dans les efforts de conservation de la célèbre réserve du Masai Mara.

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Sur le terrain, le label « renseignement » revêt des réalités différentes. Au Kenya, le Fonds international pour la protection des animaux a ainsi conduit, entre 2015 et 2019, un programme basé sur un réseau d’informateurs disséminés dans les villages massaï, capables de faire remonter le moindre mouvement suspect (abattage d’un animal, présence d’étrangers au village, rumeurs de braconnage). Compilées et analysées, les informations de ces indicateurs permettaient d’alerter les autorités.

En Ouganda, le NRCN fait des enquêtes, des filatures, mais peut aussi arrêter et mener les poursuites contre des suspects – une compétence que l’Etat lui a déléguée. « Nous ne mettons pas les téléphones sur écoute, car c’est très cher, mais nous pouvons avoir accès aux appels entrants et sortants, aux messages, etc. Cela permet de savoir à qui on a à faire », explique-t-il.

Au-delà de la région, certaines organisations se sont même spécialisées dans les investigations transcontinentales et au long cours comme Earth League International, qui s’appuie sur sa plate-forme de lanceurs d’alerte WildLeaks, tandis que l’ONG du prince William, United for Wildlife, implique les grandes entreprises logistiques et financières (elles possèdent des informations-clés souvent inexploitées, ajoute M. Wittig, qui collabore avec ce programme nommé « Taskforces ») dans le démantèlement des grands réseaux de trafiquants.

« Travailler sous mandat des autorités »

Avec le renseignement, l’arme ultime contre le trafic d’animaux a-t-elle enfin été trouvée ? Loin de là, estiment cependant les experts interrogés. Un officier du renseignement américain, qui a travaillé pour une ONG en Afrique de l’Est, tempête contre « ces organisations qui dépensent des millions de dollars pour se prendre pour Jason Bourne [célèbre agent secret fictif] », sans la rigueur et la technicité nécessaires à un recueil d’informations crédibles et à une bonne protection des informateurs. Les risques sont pourtant grands, car les défenseurs de l’environnement peuvent être des cibles.

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Lorsque les enquêtes mènent à des arrestations, il s’agit le plus souvent de petites mains et, dans le cas de plus gros trafiquants ou de saisies importantes, le dossier est souvent abandonné, par négligence ou en raison de la corruption, note de son côté Mary Morrison, qui suit les procès contre des trafiquants au Kenya pour l’ONG locale WildlifeDirect. « L’indépendance du dossier judiciaire peut être aisément remise en question lorsque des ONG sont impliquées dans le processus, ajoute cette juriste. Lorsque l’enquête est toujours en cours, il ne devrait pas y avoir d’interférences. »

M. Wittig, pourtant partisan de cette approche, insiste lui aussi sur le manque de professionnalisme : « C’est un important problème, il faut s’assurer que ce soit fait dans le respect de la loi. Les ONG sont importantes et nécessaires, mais elles doivent absolument travailler sous mandat des autorités. »

Ces dernières années, des écogardes supervisés par le World Wild Found ont par exemple été accusés de violences contre des populations pygmées, dans un parc naturel du Congo-Brazzaville constituant un sanctuaire pour les éléphants et les grands singes. Face au manque de contrôle, il relève un paradoxe originel. « Les ONG sont passionnées par ce sujet, mais elles n’ont pas l’autorité. Et ceux qui ont l’autorité n’ont pas d’intérêt pour les crimes environnementaux. »Coincées entre les deux, les espèces protégées ne sont pas encore sorties d’affaire.

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Par Marion Douet