Covid 19- Boris Cyrulnik: «Revenir au ‘business as usual’,ce sera provoquer d’autres catastrophes»

Pour le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, l’épisode que nous traversons n’est pas une crise, mais bien une catastrophe. Nos habitudes et nos modes de vie en ressortiront profondément modifiés. « Ce qui nous guette si nous en revenons à nos modes de vie antérieurs, c’est que nous susciterons l’émergence d’autres virus », écrit-il.

Du 17 mars au 11 mai voire au-delà, l’épidémie de Covid-19 aura obligé nos compatriotes à vivre confinés dans leur foyer pendant deux mois. Avec quelles conséquences sur leur santé psychique ?

Le confinement, qui est une protection physique, est en même temps une agression psychique. C’est un emprisonnement et, même si cette prison nous protège du virus, il constitue en tant que tel une épreuve. Neurologiquement, on ne peut pas vivre coupé des autres : un cerveau isolé s’éteint. En témoignent de nombreuses observations cliniques, comme celles faites sur les enfants des orphelinats roumains de l’ère Ceausescu, qui étaient de véritables mouroirs : l’isolement sensoriel et affectif dont ces enfants ont été victimes leur a laissé des altérations cérébrales et psychologiques durables. Les adultes de tout âge qui se retrouvent seuls chez eux peuvent aussi subir de telles altérations si le confinement se prolonge trop longtemps et si, une fois cette période passée, ils ne sont pas entourés et soutenus. Cependant, nous ne sommes pas tous égaux face au confinement. Ceux qui, avant cette épreuve, avaient acquis des facteurs de protection, par exemple en pratiquant des activités favorisant le développement intérieur, s’en tireront bien et pourront même goûter aux plaisirs de la solitude. A l’inverse, ceux qui, précédemment, avaient acquis des facteurs de vulnérabilité, du fait d’une enfance difficile, de conflits familiaux ou d’une précarité sociale, risquent de beaucoup moins bien s’en sortir. Les crises d’angoisse, les bouffées délirantes et les hallucinations que finit toujours par produire un isolement sensoriel prolongé surviendront chez eux plus vite que chez les autres. Sans oublier les prépsychotiques qui, avant le confinement, compensaient leur tendance à la psychose grâce au travail et aux relations sociales et qui, cloîtrés chez eux, risquent de décompenser.

Avec le risque, quand cette épreuve est mal vécue, de voir apparaître de nouveaux cas de maltraitance ou de violence familiale…

En effet. Avec le repli sur leur foyer, beaucoup de tyrans domestiques des deux sexes (car il y a aussi parmi eux des femmes, même si on n’en parle jamais) sont enclins à donner libre cours à leur tyrannie. On le constate malheureusement déjà. Le numéro vert 119 pour les enfants et adolescents en danger est aujourd’hui submergé.

A ce poids psychologique du confinement s’ajoute celui, pour les familles endeuillées, de n’avoir pu prendre part aux obsèques de leur proche disparu. Comment vit-on cette privation ?

Extrêmement mal, et ce n’est pas nouveau. Songez aux pauvres mères ou épouses de soldats qui, durant la Première Guerre mondiale, recevaient une courte lettre de l’armée leur signifiant brutalement que leur fils ou leur époux était mort au combat. La pensée que, au moment où nous continuions à vivre notre vie de tous les jours, à nous distraire ou à nous amuser peut-être, l’être cher mourait seul dans son coin nous est intolérable. C’est à l’origine de ce que les psychanalystes nomment une culpabilité imaginaire (on n’est pas coupable, mais on se sent coupable), sans doute plus forte encore que la culpabilité réelle et engendrant à son tour des comportements expiatoires d’autopunition : on se met à rater ses examens, à ne pas se présenter à un entretien d’embauche, etc. Pour éviter ces formes pathologiques de deuil, je crois qu’il est nécessaire que nous inventions de nouveaux rituels funéraires, tenant compte des mesures de distanciation sociale mais nous permettant néanmoins d’être là pour dire adieu à celui ou celle que nous aimons. Ce ne seraient que des substituts, des ersatz de funérailles normales, mais ce serait mieux que rien. Cela permettrait de limiter la casse sur le plan psychique. Et quand je vois sur Internet la créativité dont beaucoup font preuve en cette période exceptionnelle, je me dis que cette invention de nouveaux rituels n’a rien d’impossible…

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Que pensez-vous de ce nom de « héros » donné par le chef de l’Etat aux soignants ? ou des applaudissements quotidiens à 20 heures ?

C’est très sympathique que les gens applaudissent les soignants depuis leur fenêtre, mais ces manifestations spontanées sont aussi la preuve d’une désorganisation du système. Si on les applaudit, c’est bien parce qu’on a conscience que le manque de moyens leur fait courir un risque qu’ils ne devraient pas courir. Cela me rappelle ces jeunes conscrits qui, en 1914, n’avaient même pas le droit de vote et qu’on faisait monter dans les trains sous les vivats : on les applaudissait en héros, eux aussi, ce qui ne les empêchait pas de n’être que de la chair à canon. Quand on héroïse un individu ou un groupe d’individus, c’est bien souvent pour lui faire oublier qu’on l’envoie au casse-pipe……

Voir l’article complet dans Les Echos/29 avril