Dans la forêt de Massane, des bois morts pour la biodiversité

Depuis mercredi, grâce à sa hêtraie à la signature génétique unique, la forêt pyrénéenne, dont les arbres sans vie sont laissés sur place, est désormais inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco. Reportage avec ceux qui l’entretiennent.

C’est une forêt que les Catalans vénèrent comme une cathédrale. A cheval sur la frontière franco-espagnole, nichée à plusieurs mètres d’altitude au-dessus de la station balnéaire d’Argelès-sur-Mer (Pyrénées-Orientales), la Massane est le dernier contrefort des Pyrénées avant la Méditerranée. Vieille de plusieurs millénaires, elle a résisté aux périodes glaciaires ; surtout, elle n’a pas été touchée par l’homme depuis 1880. Du moins officiellement. D’après son conservateur, Joseph Garrigue, certaines parties seraient vierges depuis plusieurs siècles. Un exploit à l’échelle nationale et même mondiale, à l’heure du productivisme. La forêt a aussi la particularité d’être mature et donc d’accueillir tous les cycles de l’arbre, de jeune à vieux. «Elle est là, juste derrière la ligne de crête, entre la tour de la Massane et le pic Sallafort», montre de l’index notre homme à bord de son pick-up. Trente ans qu’il bataille corps et âme pour sa protection.

Dès les années 60, la Massane a fait l’objet de luttes écologistes, notamment contre un gros projet immobilier avec héliport ayant pour slogan : «Fontainebleau à 3 kilomètres de la Méditerranée». En 1973, elle est finalement classée comme réserve naturelle nationale, l’un des plus hauts statuts de conservation de la nature en France. L’équivalent des parcs nationaux, mais pour les plus petits espaces. Depuis mercredi, grâce à sa hêtraie à la signature génétique unique,elle est inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco avec les réserves du Grand-Ventron (massif des Vosges) et du Chapitre (Hautes-Alpes) pour la France. Le graal.

336 hectares abritent environ 8 200 espèces répertoriées

Pour y accéder, on emprunte un chemin escarpé, bordé de chênes verts, en pleine migration vers le nord, et de bruyères arborescentes,«une espèce pyrophile» qui ne demande qu’à flamber. Ici plus qu’ailleurs, l’autre menace, la plus prégnante, est celle du changement climatique. Depuis 1959, la forêt de la Massane a perdu 150 millilitres d’eau et pris un degré et demi par rapport aux mesures lancées en 1976 par la station météo implantée sur le site. Selon notre hôte, «dans peu de temps, en milieu méditerranéen, on risque d’avoir la même chose qu’en Australie». En 2019 et 2020, des feux de forêts ont ravagé pendant des mois la région de Sydney faisant plusieurs morts et mettant en péril la biodiversité.

D’après les derniers comptages, la forêt de 336 hectares abrite environ 8 200 espèces répertoriées ; c’est l’un des sites les plus étudiés au monde. Les plus remarquables et emblématiques : l’armérie du Roussillon, une fleur blanche légèrement rosacée, la sittelle torchepot, une espèce d’oiseau cousine de la sittelle corse, reconnaissable elle aussi à ses yeux soulignés de deux traits d’eye-liner qui auraient un peu débordé. Il y a aussi la laphria galathei, une grosse mouche à barbe jaune «qui bondit comme un lion sur sa proie», décrit Joseph Garrigue, le pic de Sharpe, un volatile à la calotte orangée, l’anthaxia midas, un coléoptère bleu et rouge ou encore l’osmoderma eremita, scarabée qui vit dans les grandes cavités d’arbres. Phénomène d’imbrication : en les protégeant, on protège toutes les autres espèces saproxyliques, c’est-à-dire dont le cycle de vie est lié au bois. Sans oublier la rosalia alpina, inféodée aux hêtres. Dans la réserve, le long de la rivière de la Massane dont les crues peuvent parfois être terrifiantes, on croise l’insecte : corps long et plat, longues antennes, entièrement nappé d’un gris-bleu et de taches noires. Ce qui manque ? Les espèces liées aux grands herbacés (herbes, feuilles, mousses…). Les vaches massanaises ou albères, une race catalane qui évolue en liberté dans le massif, s’en délectent. C’est un fait : «Sans les ruminants, on retrouve des composantes de la forêt, souligne Joseph Garrigue. Et sa fonctionnalité s’améliore.»

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Pour lui, il n’y a pas de secret. Moins on touche à une forêt, plus il y a d’êtres vivants. Voilà pourquoi il milite avec sa collègue Diane Sorel pour leur libre évolution et la création d’un statut de protection à part. «On pense à tort que la forêt ne peut pas vivre sans nous. Il faut en finir avec notre instinct de la propriété !» lance le conservateur qui déplore «la gestion capitaliste de l’Office national des forêts (ONF)».Par ailleurs, cette pratique, effective au sein de la Massane, serait d’après lui la meilleure réponse au changement climatique. «Les forêts puisent dans cette diversité des mécanismes d’adaptation,souligne-t-il. On sait aussi que plus elles sont diversifiées, moins il y a de problèmes de santé pour les populations.» Dans un dossier consacré à la santé et à la biodiversité, Libération a notamment montré comment les zoonoses (maladies transmissibles de l’animal à l’homme), comme le Covid-19, sont favorisées par la destruction des habitats naturels. «L’espace est devenu de moins en moins sauvage et l’espèce humaine est responsable de ses maux», expliquait alors l’anthropologue Frédéric Keck.

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On l’oublie trop souvent mais le bois mort est une composante essentielle de ces forêts en libre évolution. Il est omniprésent à la Massane, ce qui confère au site une esthétique et une aura uniques. La paréidolie fait voir des formes et des visages familiers dans les souches d’arbres grises. Là un diplodocus, ici une pieuvre, ailleurs une gueule ouverte aux cheveux hirsutes. Impossible de ne pas songer à Groot, super-héros de l’univers Marvel. «Beaucoup de photographes sont venus. La forêt sauvage, ça intéresse les artistes. C’est un peu l’Ecole de Barbizon !» sourit notre interlocuteur.

«Le bois mort, ça grouille de vie»

Comme les arbres vivants, les arbres morts sont des supports de dendro-microhabitats : des cavités, fentes, brisures, faites par les pics, la perte d’une branche, qui «fournissent abri, nourriture ou lieu de reproduction à une grande diversité d’espèces parmi les animaux, les végétaux ou les champignons», détaillent les chercheurs Anabelle Reber, Laurent Larrieu, Marc Schubert et Rita Bütler dans une étude de 2015. Certaines espèces ne vivent d’ailleurs que dans le gros bois mort et les vieux arbres, comme les cérambycidés, une famille d’insectes de l’ordre des coléoptères et cousins du grand capricorne. La Massane peut même se targuer d’accueillir un tiers de la population du pays. «Le bois mort, ça grouille de vie !» exalte notre chaperon. «A partir d’un hêtre mort tombé au sol, suivi pendant quatorze ans, on atteint en moyenne plus de 900 individus de microarthropodes [acariens, fourmis, araignées, mille pattes…, ndlr]pour 100 grammes de bois sec au cours de cette phase de décomposition», dresse une autre étude menée dans la réserve. Pour résumer : «Quand on enlève de la forêt le bois mort et les vieux arbres, on occulte près de 40% de la biodiversité forestière, jusqu’à 90% selon les groupes que l’on étudie.» Ce qu’ignorent souvent les 40 000 visiteurs annuels en quête d’un éden réensauvagé, fantasmé et imaginaire. «On a en permanence des réflexions sur ce bois qui crève, on nous dit que la forêt est sale», se désole Joseph Garrigue. «Les gens ont l’habitude d’arbres alignés, produits pour la coupe, qui ne méritent d’ailleurs pas le nom de forêt. C’est une vision très hygiéniste qui conduit à considérer qu’une belle forêt est une forêt bien entretenue, renchérit Diane Sorel. Dans les forêts anciennes, on a des arbres jeunes, vieux, handicapés, blessés et qui finissent par mourir, comme nous. Oui la mort est là et c’est la vie !»

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En France, l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) ne mesure pas la surface en libre évolution. «Ça représente des timbres-poste dans tout le paysage forestier français»,estime quant à lui Joseph Garrigue. On ne connaît pas non plus la surface des forêts anciennes, dont la protection fait d’ailleurs l’objet d’une motion au Congrès mondial de la nature de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) qui a lieu à Marseille du 3 au 11 septembre. «Les travaux sont toujours en cours,selon Stéphanie Wurpillot, cheffe du Service de l’information statistique, forestière et environnementale de l’IGN. On sait juste que les forêts vers 1850 étaient d’environ neuf millions d’hectares et donc que ce chiffre de neuf millions d’hectares de forêt ancienne est un maximum aujourd’hui si l’on prend cette définition.» Sur un total de 16,9 millions d’hectares de forêts aujourd’hui en France métropolitaine. «On est très loin des neuf millions, juge Joseph Garrigue. Ces forêts ont été pelées.»

Séquençage génétique

D’après lui, les forêts anciennes représenteraient 4% du couvert forestier des Pyrénées. Elles ont pu être identifiées grâce aux cartographies anciennes et confirmées par des visites de terrain relevant la présence de gros arbres de plus d’un mètre de diamètre (dont l’âge dépasse les 300 ans) et de bois morts. D’autres indicateurs sont plus subtils. Le conservateur de la Massane, forêt dont l’ancienneté est attestée depuis longtemps grâce aux cartes du XVIIIe siècle de l’un des premiers cartographes, Cassini, mais aussi par le séquençage génétique des hêtres, désigne un lichen aux feuilles vertes en forme de puzzle. «C’est un lobaria pulmonaria qui ne colonise que des arbres très vieux…» explique-t-il. Le processus d’identification de ces forêts anciennes doit donc se poursuivre, d’autres restent à découvrir. A cela doit s’ajouter une cartographie précise de ces massifs. Cartographier, c’est protéger.

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Dans la réserve, la carte d’identité de chaque arbre a été réalisée en 2000 et se poursuit. Tous sont inspectés deux à trois fois par an. Joseph Garrigue déroule sur la table en bois du refuge de larges feuilles blanches piquées de points roses, verts, turquoises, noirs, disséminés le long d’une ligne sinueuse qui représente la rivière. Chaque point signale une souche, un arbre vivant ou mort faisant état de blessures, cavités… Un recensement unique en France et probablement en Europe, mené à deux. Presque trois. Florian, étudiant en dernière année d’ingénieur, leur donne un coup de main dans cette tâche titanesque.

Pour toutes ces particularités, le site attire les chercheurs du monde entier, ce qui en fait un laboratoire à ciel ouvert. Joseph Garrigue espère surtout que l’entrée officielle de la forêt à l’Unesco pourra ouvrir la voie à «plein de petites Massane».

 

par Aurore Coulaud, Envoyée spéciale Libération dans la forêt de la Massane (Pyrénées-Orientales)

 

 

 

photo : La forêt de la Massane dans les Pyrénées-Orientales, en 2016. (Diane Sorel/RNN Massane)