Dans le sud-est du Cameroun, les Baka sont marginalisés au nom de la protection de la nature

REPORTAGE « Parcs africains » (5/6). Des populations autochtones des forêts vivant de la chasse, de la pêche et de la cueillette ne s’aventurent plus dans les aires protégées camerounaises, et dénoncent de mauvais traitements des écogardes.

Michel Zamoutom évoque avec nostalgie l’époque où il se promenait tous les jours en forêt, côtoyant éléphants et gorilles. Mais bien vite, son visage se ferme, ses mains se crispent sur les accoudoirs de sa chaise. « Ce n’est plus possible aujourd’hui. J’ai très peur d’y aller, même pour récolter des mangues sauvages », chuchote-t-il. A 74 ans, il est le patriarche de Kika-PK14, petit hameau situé dans le sud-est du Cameroun, à la frontière avec le Congo-Brazzaville. Le campement est peuplé de Baka, ces populations autochtones des forêts communément appelées Pygmées – un terme qu’ils jugent péjoratif –, vivant de la chasse, de la pêche et de la cueillette.

Dans le hangar au toit de paille ouvert aux quatre vents où se sont rassemblés Michel Zamoutom et quelques habitants, la colère gronde. « Les Baka dépendent de la forêt. Elle nous sert pour manger, nous soigner et même pour nos rites traditionnels. Mais on ne peut plus y accéder », fulmine Tom, un Baka de 27 ans, habitant du campement. Les uns craignent d’être « menacés », les autres d’être « tabassés » ou « jetés en prison ». Martial Babea, tout juste 18 ans, résume l’état d’esprit général : « On préfère mourir que d’aller là-bas. » Là-bas, dans le parc national de Lobéké.

Créée en 2001, cette aire protégée abrite une flore exubérante comptant pas moins de 764 espèces végétales, dont quarante-deux sont classées dans la liste rouge des espèces en danger de l’Union internationale pour la conservation de la nature. Vivent là une cinquantaine de mammifères grands et moyens dont certains en voie d’extinction comme la panthère, le bongo, le chat doré ou encore le pangolin géant, plus de 300 espèces d’oiseaux, 134 de poissons… Une biodiversité d’une richesse exceptionnelle qui fait partie du complexe transfrontalier du Trinational de la Sangha, un ensemble de trois parcs à cheval sur le Cameroun, le Congo et la République centrafricaine – une zone couverte de vastes étendues de forêts tropicales « écologiquement et fonctionnellement intactes » et classée au patrimoine mondial de l’Unesco.

Controverses autour d’une conservation « forteresse »

Les populations locales, et plus particulièrement les peuples autochtones des forêts, estiment que la protection du parc national de Lobéké, d’une superficie de 217 854 hectares, se fait au prix de leur exclusion. Enfant, Michel Zamoutom déambulait librement sur ces terres. « Les Baka ont toujours protégé la forêt. Nous ne détruisons pas les arbres : nous ne faisons que prélever la sève, l’écorce et les feuilles. Nous ne tuons pas les animaux, sauf ceux que nous mangeons », insiste le septuagénaire.

Selon lui, « tout s’est gâté » il y a vingt ans, quand le parc a été créé et son peuple prié de se tenir à distance. D’un coup, il n’était plus possible de chasser, de pêcher ou de ramasser les fruits sauvages. Ceux qui bravaient l’interdiction étaient frappés par les écogardes, rapporte Michel Zamoutom. « Ils nous tabassaient copieusement. Certains ont brûlé nos campements », décrit-il.

Les violences infligées aux Baka ont été documentées de longue date, nourrissant les controverses autour d’une conservation « forteresse », qui écarte et criminalise les populations locales au nom de la protection de la nature.

Dans sa plainte déposée en 2017, Survival International, une ONG de défense des droits des peuples autochtones, recensait les témoignages de Pygmées vivant aux abords d’aires naturelles protégées, dont le parc de Lobéké. Ceux-ci décrivaient les intimidations, expulsions et agressions parfois mortelles qu’ils avaient subies pour avoir pénétré dans les zones interdites.

Un an plus tôt, Survival International avait déjà déposé une plainte auprès de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) contre le Fonds mondial pour la nature (WWF). La grande ONG suisse, partenaire technique et financier de premier plan du gouvernement camerounais dans la gestion des aires protégées, était accusée de « violation des droits de l’homme » envers les Baka. Ces derniers « vivent dans une peur constante, surtout en forêt. Ils n’attendent aucune aide des forces de l’ordre car leurs oppresseurs sont souvent des membres de ces forces , et notamment les écogardes du parc », dénonçait Survival.

« Modèle colonial »

Si la plainte a depuis été abandonnée, les accusations d’exactions – au Cameroun, mais également en République centrafricaine, au Congo-Brazzaville, en République démocratique du Congo… – n’ont jamais cessé, poussant le WWF à diligenter une enquête indépendante. Dans leur rapport rendu en 2020, les experts affirmaient n’avoir trouvé « aucune preuve » de l’implication directe du WWF dans des violations de droits humains. Pour autant, soulignaient-ils, l’organisation n’ignorait pas les « allégations de coups et de violences physiques perpétrés par des écogardes » dans les parcs du sud-est du Cameroun. Le tout sans avoir jamais mis en place des mécanismes de réponse adéquats.

Selon Venant Messe, coordinateur d’Okani, l’une des principales organisations de défense des droits des Baka, si la conservation n’avait pas été conçue sur « un modèle colonial, elle aurait été plus bénéfique aux communautés ».

A Lobéké comme ailleurs, l’écrasante majorité des populations n’a pas été consultée au moment de la création des aires protégées. « Lorsqu’on a partagé l’Afrique à la conférence de Berlin, en 1884-1885, aucun Africain n’était présent. On refait la même chose avec les parcs, constate-t-il. C’est un décret du premier ministre camerounais qui dit qu’un parc national est créé à tel endroit, partant d’un point A à un point B, sans que les gens qui vivent là aient jamais été impliqués. » Résultat, la délimitation de ces espaces consacrés à la conservation englobe souvent les habitations des Baka, les obligeant à quitter leurs terres, ainsi que les tombes de leurs ancêtres et leurs lieux sacrés.

« On dit que ces violences ont baissé. Mais c’est parce que nous n’allons plus en forêt ! » Nicole Yelle, habitante de Dioula

Sur le papier, les droits des communautés autochtones commencent pourtant à être mieux pris en compte. En 2019, un premier protocole (Memorandum of Understanding,MoU) a été signé entre le ministère des forêts et de la faune et l’association des Baka du département de la Boumba-et-Ngoko (Asbabuk). Dans ce document, l’Etat camerounais s’engage à faciliter leur accès aux parcs et à prendre en compte leurs témoignages en cas d’abus.

Reste que trois ans plus tard, les peuples de la forêt ont rarement entendu parler de cet accord, en passe d’être renouvelé. « Nous allons multiplier la sensibilisation et la peur finira par disparaître », veut croire Ernest Adjina, président d’Asbabuk et signataire du protocole.

Car la crainte des mauvais traitements demeure, elle, intacte. Dans le village de Dioula, tout proche de l’extrémité ouest du parc de Lobéké, les habitants rapportent avec force détails les exactions passées dont ils ont été victimes de la part des écogardes : gibier confisqué, insultes, menaces… « On dit que ces violences ont baissé. Mais c’est parce que nous n’allons plus en forêt ! Ils ne nous voient plus. Quand on les aperçoit au loin, nous fuyons. Nous avons été traumatisés », avoue Nicole Yelle, un pagne noué autour des reins.

Maurice Amalo, membre d’un comité villageois mis en place pour lutter contre le braconnage, affirme que la brutalité des gardiens du parc à l’encontre des autochtones a réellement diminué, « mais ce qui reste, c’est la peur », concède-t-il.

« Instrumentalisés »

Au bureau du WWF de Lobéké, Romanus Ikfuingei, le responsable des programmes, assure que ces tensions ne sont pas prises à la légère. Un mécanisme de plainte a déjà été mis sur pied, explique-t-il, et la prochaine étape est de « former une équipe d’intervention rapide en cas de violation des droits de l’homme dans le parc ». Soucieux de faire valoir que le bien-être des communautés est réellement pris en compte, il égrène les chantiers menés par l’ONG : construction de points d’eau, paiement de frais de scolarité des enfants, offre de matériels de lutte contre le Covid-19… Des plans de financement des projets des Baka ou encore des patrouilles mixtes avec les populations locales sont en préparation, afin de leur faire voir les « bénéfices » de la conservation, précise encore M. Ikfuingei.

Mais pour le conservateur du parc, le lieutenant-colonel Jean Paul Kevin Mbamba Mbamba, les racines du problème ne sont pas très bien comprises. A l’en croire, les peuples de la forêt seraient « instrumentalisés »par « les journalistes » et « les organisations de société civile » pour construire un récit de victimisation éloigné de la réalité. Le militaire pointe l’alcoolisme qui, selon lui, ferait des ravages au sein de ces communautés stigmatisées et privées de leurs repères. « Ils boivent à longueur de journée, ne font plus rien, perdent leur culture, se font les petites mains des braconniers. Ici il y a même eu des écogardes tués par des gens qui étaient sous le coup de l’alcool. Mais c’est une vérité qu’on n’aime pas raconter », déclare-t-il, agacé, derrière son bureau encombré de documents.

L’apaisement des relations entre les Baka et les acteurs de la conservation risque de prendre encore du temps. D’autant qu’une autre colère couve. A Mambélé comme dans de nombreuses localités jouxtant le parc, les Baka, tout comme les populations bantoues, voient leurs champs de cacao, de bananes, de manioc ou de maïs « dévorés par des colonies de centaines de chimpanzés, de gorilles, d’éléphants », se désespère Valery Doh Demokoakil, le chef de ce hameau aux pistes en latérite et ceinturé de forêts.

« Nous sommes à bout. Nous n’avons plus rien à manger », lâche le cultivateur. Face« au silence » des autorités qui ignorent ses innombrables sollicitations, il a pris une décision « avec le soutien » des autres villageois : le boycott de tous les événements publics liés à la gestion du parc. Au risque, cependant, d’accroître encore la marginalisation des communautés face aux impératifs de la conservation.

Cet article a été produit en partenariat avec le Rainforest Investigations Network du Centre Pulitzer.
Le Monde, août 2022