Des animaux protégés empoisonnés dans le parc national de la Vanoise

Des loups, des gypaètes barbus et d’autres animaux sauvages sont morts intoxiqués par des insecticides au printemps 2021.

Une enquête judiciaire est en cours sur l’affaire, qui n’a pas été rendue publique.

Qui a empoisonné deux loups, deux gypaètes barbus et au moins une douzaine d’autres animaux dans le parc national de la Vanoise, en Savoie, et pour quel motif ? L’affaire, pour le moins inhabituelle et non encore communiquée au public, fait l’objet d’une enquête judiciaire depuis presque un an, sans résultat pour l’heure.

Les premiers faits remontent à mars 2021. La Vanoise est encore sous la neige, quand deux cadavres de loups sont récupérés par des gardes du parc, à quelques kilomètres d’intervalle. Un mois plus tard, ce sont deux gypaètes barbus – un adulte et un poussin – qui sont retrouvés morts dans leur nid, sur les hauteurs de Val-Cenis. L’espèce est strictement protégée, et le parc suivait de près l’évolution de ce jeune couple et de leur unique oisillon, sorti de l’œuf un mois plus tôt. Les analyses révèlent pour les quatre animaux une mort par empoisonnement.

Le 30 avril, une enquête judiciaire est ouverte, en cosaisine entre la gendarmerie, l’Office français de la biodiversité (OFB) et le parc de la Vanoise. De nouvelles campagnes de recherche mettent au jour une douzaine d’autres cadavres – fouine, renard, corvidés… –, tous empoisonnés. Deux substances différentes sont détectées, suggérant la dissémination de plusieurs appâts dans la nature. Aldicarbe pour les loups, carbofuran pour les gypaètes : ces deux produits sont des insecticides de la même famille, des carbamates, qui provoquent une mort fulgurante même à très petite dose. Ils sont interdits dans l’Union européenne et en France depuis 2008, mais n’importe qui peut s’en procurer sur Internet.

« Vrai sentiment d’impunité »

Bien qu’elle ne soit pas corroborée par l’enquête, l’hypothèse selon laquelle le poison visait des loups et a fait, au passage, plusieurs victimes collatérales, est dans tous les esprits. Juste avant les découvertes des cadavres, en février et en mars 2021, une meute de neuf individus est filmée cheminant dans la neige en Haute-Maurienne, d’autres sont aperçus dans les environs de Modane – le maire donnera même des consignes de sécurité aux habitants.

Le prédateur est mal accepté par une partie des éleveurs et des chasseurs, et les tensions sont vives sur ce territoire bénéficiant de la protection du parc national, dont l’existence est loin de faire l’unanimité. En 2015, le président, le directeur et un agent du parc avaient été séquestrés quinze heures durant par des éleveurs qui réclamaient plus d’abattages de loups – ils avaient alors obtenu du préfet six tirs supplémentaires dans le département.

Néanmoins, les faits auraient probablement pris une moindre ampleur sans la présence de gypaètes barbus parmi les victimes. Cet oiseau emblématique, plus grand vautour d’Europe, a été éradiqué du continent avant de bénéficier de programmes de réintroduction depuis les années 1980. Aujourd’hui, dix-sept couples sont recensés dans les Alpes françaises, dont la moitié dans la Vanoise. Un fragile retour pour cette espèce, toujours classée « en danger » en France. « La mort de ces gypaètes, et surtout d’un adulte reproducteur, est catastrophique pour la dynamique de cette population à faible effectif, qui se reproduit très lentement », souligne Pascal Orabi, chef de mission à la Ligue de protection des oiseaux.

L’association suit l’affaire de près. « Sur le braconnage, il y a une démission de la puissance publique en France, avec des enquêtes qui n’aboutissent pas et un vrai sentiment d’impunité », dénonce-t-il. En 2014, des vautours fauves et des vautours moines avaient déjà été empoisonnés dans un autre secteur de la Maurienne, et l’affaire classée sans suite.

Un manque de moyens dénoncé

L’enquête permettra-t-elle d’identifier les auteurs des empoisonnements de la Vanoise ? Certains observateurs en doutent, et dénoncent un manque de moyens. Entre la découverte des loups morts et les premières investigations, plus d’un mois a passé, la plupart des indices ayant eu le temps de disparaître dans la nature. « Nous avons lancé l’enquête quand nous avons eu les résultats toxicologiques », répond Arnaud Chartrain, chef de service de l’OFB-Savoie, qui affirme que cette affaire compte parmi les « priorités »de ses équipes. « On a fait des analyses sur tous les animaux retrouvés morts, des contrôles de nuit sur les sites naturels, des pièges photos, on a prospecté par drones… On a mis les moyens »,affirme la procureure de la République d’Albertville, Anne Gaches.

Néanmoins, l’annulation à la dernière minute, « à la suite de complications administratives », selon un courriel de l’OFB, de la venue d’une équipe cynophile italienne spécialisée dans le braconnage des loups a aussi semé le doute. « Si les chiens avaient été lancés dès le début, d’autres cadavres et d’autres traces auraient été trouvés, pointe un connaisseur du dossier. Mais, dès lors qu’on touche au loup, il ne faut pas faire de vagues, c’est un sujet extrêmement sensible en Maurienne. »

Début octobre, le conseil scientifique du parc, instance indépendante, a adressé une note à la préfecture et à la procureure demandant « à être tenu au courant de façon détaillée du déroulement de l’enquête, qui doit permettre d’interpeller les auteurs de cet acte de la plus grande gravité ». « Ce qui nous a interpellés notamment, c’est l’absence totale de communication, alors que la dispersion de ces poisons dans l’environnement peut poser de sérieux risques pour la santé humaine, mais aussi pour les animaux domestiques et toute la chaîne alimentaire », explique un membre du conseil qui préfère garder l’anonymat. « Toute communication est interdite sur le sujet depuis le début, ce qui empêche d’alerter la population sur ces produits dangereux, mais aussi de solliciter des retours d’information de la part des habitants », regrette un autre témoin.

Polémique autour du comptage des loups en France

Depuis plusieurs mois, des syndicats agricoles, d’éleveurs et de chasseurs mènent campagne contre le comptage des loups réalisé par l’Office français de la biodiversité. « L’OFB nous ment », a notamment affirmé la présidente de la FNSEA, Christiane Lambert. Manquements dans la collecte d’indices, divergences avec leurs propres observations, méthodes de calcul « hasardeuses »… Cette estimation officielle serait, selon eux, largement sous-estimée. Or, celle-ci détermine directement le nombre de loups abattus chaque année – 19 % de leurs effectifs, soit 118 individus sur les 624 recensés en 2021.

Face à cette polémique, l’OFB défend « la rigueur et la qualité » de sa méthode de suivi, « validée scientifiquement par plusieurs instances indépendantes », selon un directeur général délégué de l’organisme, Loïc Obled. Son estimation repose sur la récolte d’indices par plus de 4 000 correspondants formés (agents des Parcs, de l’OFB, membres d’associations, chasseurs, éleveurs…), selon un protocole strict et après analyses génétiques. Le ministre de l’agriculture, Julien Denormandie, s’est déclaré favorable en novembre 2021 à une « révision des méthodes de calcul ».

Angela Bolis
Le Monde du 29 janvier 2022