Des récifs artificiels en 3D pour restaurer la biodiversité

A Toulon, des blocs de béton et des herbiers en polypropylène reproduisent des formes naturelles et permettent le retour de plusieurs espèces de poissons dans une zone très bétonnée et polluée.

Quelques bulles d’air éclatent à la surface de l’eau, puis une forme noire remonte. Matthieu Lapinski émerge des profondeurs et enlève de sa bouche son détendeur. « Tu as vu des sars ? », demande Marc Bouchoucha, sur le quai. « Oui, et un énorme banc de pageots ! » Week-end de plongée entre amis ? Pêche sous-marine ? Le paysage de béton et d’acier du port de Toulon ne s’y prête guère.

En cette chaude matinée, au milieu des entrepôts et des bateaux, les deux hommes sont en plein travail, sur le quai de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer). Ils participent à un programme de recherche de grande ampleur, commencé à l’été 2020. Objectif : mesurer l’effet de récifs artificiels sur le développement de la biodiversité. Un défi écologique dans cette partie du littoral très artificialisée et polluée par des siècles d’activité humaine.

Dans l’eau, Matthieu Lapinski, 31 ans. Ce biologiste marin travaille pour l’entreprise d’ingénierie écologique Seaboost, une start-up montpelliéraine qui a fabriqué des récifs en béton et des roselières artificielles, posés en juin 2020 le long du quai de l’Ifremer. Un an après leur installation, il revient sur le site pour contrôler l’état des structures immergées. Sur le quai, Marc Bouchoucha, 40 ans. Docteur en océanologie à l’Ifremer, il coordonne une étude qui examine sur quatre ans l’impact de ces installations sur la faune et la flore.

C’est lui et son équipe qui, toutes les semaines, plongent le long du quai pour identifier, compter et estimer la taille des différentes espèces qui se sont installées. Et elles sont nombreuses. « Nous avons recensé 41 espèces de poissons qu’on ne voit pas sur les zones témoins. Ces premiers résultats sont encourageants », se réjouit le chercheur.

Derrière lui, les hauts hangars du Centre Méditerranée de l’Ifremer abritent des fleurons de la flotte océanographique française, comme le Nautile, ce sous-marin jaune qui a remonté les premiers débris de l’épave du Titanic, et qui peut atteindre 6 000 mètres de profondeur. Les récifs artificiels, eux, ne sont qu’à 6 mètres de fond. Composés de béton imprimé en 3D, ces trois structures de 200 kg et 2 mètres de long ressemblent à des bancs publics, tout en rondeurs et en vagues. Les plis tortueux formés par le béton créent des cavités qui servent d’abri aux poissons pendant leur croissance. Spécialement dessinés pour servir de nurserie, ils sont complétés par 150 m² d’herbiers en polypropylène, fixés à la verticale le long des quais.

Expérience inédite

« Au début de leur croissance, la plupart des poissons se retrouvent près de la côte, mais l’artificialisation du littoral lui a enlevé toute sa complexité », explique Marc Bouchoucha. Pour les poissons juvéniles, mieux vaut en effet se cacher dans une petite anfractuosité ou derrière de longs brins d’herbe afin d’échapper aux prédateurs, plutôt que d’errer le long d’un quai tout lisse. Pas facile dans la petite rade de Toulon, quasi totalement artificialisée, selon la base de données Medam de l’université Côte d’Azur.

Les poissons font face à un autre péril : la pollution. « La mer reçoit tous les effluents liés à l’activité humaine, par rejet direct ou par ruissellement avec les eaux de pluie. Ici, les niveaux en métaux lourds, hydrocarbures ou PCB [une famille de composés chimiques toxiques] sont incompatibles avec la vie marine. Cette pollution s’accumule dans les fonds marins avant d’être rejetée progressivement », poursuit le scientifique. Sans oublier les effets du réchauffement des mers et des océans.

Malgré l’ampleur de la tâche, Matthieu Lapinski est enthousiaste après sa plongée :« On voit des poissons qui ont grandi pendant l’hiver, et qu’on ne voyait pas l’année dernière. » Une illustration selon lui de l’efficacité de ces récifs artificiels dits « biomimétiques » (qui reproduisent des formes naturelles). Ceux-ci n’auraient pas pu être réalisés sans impression 3D, dit-il. « Nous sommes les premiers en France, et probablement dans le monde, à avoir réalisé ce type de récifs. »

Les premiers du genre ont été immergés dans le parc national des Calanques, au large de Marseille, en 2018. Mais l’expérience de la rade de Toulon est inédite par son échelle : 240 m3 d’habitat marin ont été installés, et les résultats de l’étude doivent être extrapolés à toute la rade, qui a été modélisée en 3D pour l’occasion.

Faire revenir les poissons

Les équipes de Marc Bouchoucha ne cherchent pas qu’à faire revenir les poissons le long du quai de l’Ifremer, mais aussi dans toute la rade. Plusieurs questions restent à résoudre : combien de récifs artificiels de ce type faut-il déployer pour y parvenir ? La petite rade, où se concentrent les activités portuaires, représente en effet 10 km², et la grande rade qui s’étend à l’est est quatre fois plus grande. L’arrivée de ces poissons juvéniles à côté des récifs va-t-elle avoir un effet sur les stocks de poissons au large ? Faut-il leur organiser un corridor pour qu’ils puissent quitter sans encombre une rade saturée de bateaux ?

Un navire de la flotte océanographique se trouve justement en maintenance le long du quai. Il s’apprête à partir vingt-quatre jours en mer afin de remonter 250 poches de moules, qui servent à mesurer la pollution des eaux. « Une moule filtre 20 à 25 litres d’eau par jour et concentre les substances qu’elle contient, c’est donc un super radar à métaux lourds ! », expose Marc Bouchoucha. A côté, quelques bulles remontent à la surface : Matthieu Lapinski poursuit son exploration.

Sur son passage, un banc de pageots se met en mouvement. Marc tend l’index : « Regardez ! Ils mesurent 2 cm actuellement, mais en feront 6 quand ils quitteront le port. Et ils pèseront 3 à 4 kg en fin de croissance si on les laisse grandir. Ce sont de super-prédateurs, exactement le genre d’espèce qui nous intéresse. » Matthieu remonte sur le quai, avec ses dizaines de kilos d’équipement : palmes, bouteille d’oxygène, caméras portatives et miniprojecteurs. L’inspection est terminée. En hiver, quand il faut rester quatre heures dans une eau qui peut descendre sous les 10 °C, la tâche est plus ardue.

Les projets se multiplient

« On casse cette vieille image du récif artificiel composé de carcasses de voitures », estime le biologiste. Car cette pratique est aussi vieille que controversée. Dès le XVIIe siècle, des pêcheurs japonais ont compris l’intérêt des récifs artificiels pour augmenter les réserves halieutiques. Mais au XXe siècle, certaines expériences ont viré à la catastrophe : des millions de pneus ont ainsi été immergés au large des Etats-Unis, de l’Australie, de la Malaisie ou de la France, alors qu’ils contiennent des molécules toxiques. Certains ont été enlevés, comme en 2018 au large d’Antibes.

Carcasses de voitures, épaves de bateaux et chars d’assaut ont également été coulés. « Pendant longtemps, on a cherché à faire au moins cher, ce qui a permis à des entreprises de se débarrasser de leurs rebuts. C’est pourquoi élus et gestionnaires de port ont fini par se méfier des récifs artificiels », note Matthieu Lapinski. Au début des années 2000, la mairie de Marseille a même proposé de couler le vieux porte-avions Clemenceau dans la rade de la ville, avant de reculer devant les risques de contamination, notamment à l’amiante. En 2007, la ville a finalement installé le plus gros récif artificiel d’Europe, spécialement conçu pour favoriser la biodiversité.

Alors que la recherche avance dans le domaine, les projets de récifs artificiels biomimétiques se multiplient le long des côtes françaises. Mais Marc Bouchoucha prévient : « Les progrès réalisés dans la restauration écologique ne doivent pas être une excuse pour poursuivre le bétonnage et la pollution. A Toulon, on ne peut pas effacer le passé et revenir à une zone naturelle. Mais ailleurs, il est important de sanctuariser les littoraux et d’améliorer la réglementation pour éviter l’artificialisation. »

Matthieu Jublin (Toulon, envoyé spécial)
Le Monde