Espèces nocturnes: la pollution lumineuse, «piège ou barrière»

L’éclairage nocturne artificiel constitue une nuisance importante pour la faune nocturne, urbaine ou non: fragmentant leur habitatou agissant comme un piège, il déboussole bien des animaux, dans l’espace comme dans le temps. Bien que sans cadre légal aussi défini que la trame verte et bleue, la ‘trame noire’ vise à limiter cette pollution, encore largement méconnue. Tour d’horizon avec Romain Sordello, spécialiste de la biodiversité nocturne.

La pollution lumineuse progresse dangereusement: de +2% par an en termes de surface mondiale, de +1,8% pour la quantité de lumière. D’ores et déjà, 83% des Terriens ne connaissent plus de nuit noire, et 60% des Européens ne distinguent plus la Voie Lactée, révélait un atlas mondial de l’éclairage nocturne actualisé en juin 2016. Outre la santé humaine, cette pollution, trop souvent sous-estimée, menace la biodiversité, en premier lieu les espèces nocturnes.

Face à cette nuisance, l’idée d’une ‘trame noire’, par analogie avec la trame verte et bleue, fait son chemin. Lors des 9èmes Assises nationales de la biodiversité, qui se sont achevées vendredi 21 juin à Massy (Essonne), elle a fait l’objet d’une session spéciale, animée par Romain Sordello, chef de projet pollution lumineuse et trame verte et bleue à l’unité mixte de service (UMS) PatriNat[i].

Journal de l’environnement: Quel sont les effets de la pollution lumineuse sur les espèces nocturnes?

On retrouve deux grands types de comportement: d’une part, des animaux spontanément attirés par la lumière, dont celle de la lune et des étoiles, et qui l’utilisent pour s’orienter. Ils peuvent se retrouver bloqués dans des lampadaires, comme de nombreux insectes ou d’oiseaux désorientés: c’est le phototactisme positif.

A l’inverse, il y a le phototactisme négatif, chez des animaux qui ont contraire évitent d’être dans la lumière, par exemple par peur d’être mangés. Pour eux, une route éclairée constitue une barrière linéaire, qui fragmente leur habitat. La lumière peut donc agir comme un piège, pour les premiers, ou comme une barrière infranchissable, pour les seconds.

La pollution lumineuse a aussi des impacts sur les relations entre espèces. Par exemple, certaines chauves-souris tirent profit des lampadaires, qui piègent les insectes. Ce qui engendre un déséquilibre dans les rapports entre proies et prédateurs, avec une pression de prédation plus forte qu’en temps normal. A noter que, même pour les chauves-souris ‘favorisées’, la lumière constitue une contrainte forte: ces mammifères recherchent le noir pour l’hivernage ou pour la reproduction.

Par ailleurs, la lumière nocturne dérègle les rythmes biologiques, ce qui est également observé chez l’homme. Chez les arbres qui y sont exposés, on observe une perte des feuilles plus tardive dans l’année, ainsi qu’une ouverture plus précoce des bourgeons.

Le problème est-il pris en compte à sa juste mesure?

De plus en plus. Le point de départ, c’est le Grenelle de l’environnement en 2007, par ailleurs à l’origine de la trame verte et bleue. S’il n’existe pas de recommandation officielle sur la trame noire, plusieurs décrets et arrêtés prévoient l’extinction des enseignes, publicités, vitrines, façades et bureaux en cœur de nuit. Cela a été une première mondiale, et une vraie avancée.Mais en matière de pollution lumineuse, la trame verte et bleue était à l’origine très lacunaire. Jusqu’à la loi biodiversité de 2016, qui prévoit qu’elle tienne compte de la gestion de la lumière artificielle.

En France, nous comptons à ce jour entre 4 et 6 projets de trame noire menés à terme. Parmi eux, on peut citer le Parc national des Pyrénées, la métropole européenne de Lille, mais aussi la ville de Douai, ou encore le parc naturel régional des caps et marais d’Opale. De plus en plus de collectivités se montrent motivées, et comptent se lancer sur le sujet, comme on a pu le constater lors des Assises de la biodiversité.

Comment s’y prendre, concrètement, pour définir une trame noire? Et quelles espèces choisir pour évaluer les nuisances?

Si on a déjà une trame verte et bleue, on peut la croiser avec la cartographie de la pollution lumineuse pour voir où sont les points de conflit, là où on pourrait restaurer de l’obscurité. Ou alors on élabore la trame verte et bleue, en la modélisant depuis le départ avec la lumière artificielle: on identifie réservoirs et les corridors écologiques, tout en y intégrant d’emblée la lumière.

Quant aux espèces, nous avons de plus en plus de données sur les chauves-souris, dont l’étude a connu un vrai boom ces dernières années, avec des analyses de plus en plus quantitatives. Par exemple, on sait que, pour les chauves-souris, la nuisance lumineuse commence à une centaine de mètres d’un lampadaire. Dans le Parc national des Pyrénées, ce sont les chauves-souris qui ont été choisies pour déterminer le seuil de noirceur du ciel.

Nous avons en revanche peu de travaux sur les rapaces nocturnes, ou sur les vers luisants et lucioles, des insectes très sensibles à la lumière, qui recherchent l’obscurité, et dont les populations ont fortement régressé.

Une fois la trame noire définie, quelles mesures mettre en place pour la faire respecter?

C’est avant tout une question de gestion de l’éclairage, il ne s’agit pas seulement d’éteindre trois lampadaires pour dire qu’on a fait une trame noire! Cette gestion doit d’abord tenir compte de la durée, pour circonscrire l’éclairage au près du besoin. On peut ainsi interrompre la lumière en cœur de nuit, recourir à l’éclairage intelligent, qui ne s’allume que quand des personnes passent dans la rue. On peut aussi agir sur le spectre lumineux, la forme du lampadaire, la hauteur du mât, qui constituent des déterminants assez forts de la pollution lumineuse.

Il y a par ailleurs la problématique de l’éclairage LED, qui certes consomme moins d’énergie, mais dont le spectre lumineux pose problème. Il est très riche en bleu, longueur d’onde la plus impactante d’un point de vue biologique. Pour limiter cette nuisance, il faut s’orienter vers des lumières plus ‘chaudes’, en filtrant autant que possible le bleu par du phosphore, de couleur jaune [c’est ce mélange entre bleu et jaune qui est à l’origine de la lumière blanche des LED, ndlr].

Quels sont les freins à la sobriété lumineuse?

Ils sont surtout psychologiques, du fait d’un sentiment d’insécurité face à l’absence d’éclairage. Or plusieurs témoignages suggèrent au contraire qu’il y aurait plutôt moins de cambriolages et d’accidents de la route en l’absence de lumière. Le projet de trame noire lancé à Lille comportaitun volet sociétal, qui montre que les gens sont plutôt favorables. Par rapport à d’autres nuisances, la lumière est facile à dépolluer: il suffit juste d’éteindre, c’est beaucoup plus simple qu’un sol qu’il s’agit de dépolluer!

Au-delà de la lumière, le bruit constitue aussi une nuisance importante pour la faune, notamment en milieu urbain et nocturne. Ce problème est-il pris en compte?

On commence tout juste à réfléchir à d’autres formes de pollution. Le bruit, auquel on a assigné l’idée d’une ‘trame blanche’, est un sujet encore moins avancé que celui de la lumière. Pourtant il joue un réel effet fragmentant, avec des espèces incapables de traverser une route fréquentée, du fait du bruit. A ce jour, le parc naturel du Morbihan est le seul à avoir travaillé à ce sujet.

Journal de l’Environnement / 24 juin 2019



[i]L’UMS PatriNat (‘Patrimoine naturel’) a été créée en 2017 sous l’égide de l’Agence française pour la biodiversité (AFB), du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et du Centre national de la recherche scientifique (CNRS).