Face à l’hécatombe de dauphins, la réponse de la France ne convainc ni les scientifiques, ni les ONG

L’ONG Sea Shepherd demande devant le Conseil d’Etat une réaction plus forte de la part du gouvernement. Mais la ministre de la mer, qui a présenté ses propres mesures le 19 mars, refuse toute fermeture temporaire de zones de pêche.

Plus de 90 dauphins et marsouins échoués en l’espace d’un week-end sur le littoral atlantique les 13 et 14 mars ; 450 cétacés poussés sur les côtes françaises – dont 200 en Vendée – par deux tempêtes modérées durant les quinze premiers jours de janvier… Voilà six années consécutives que les records d’échouage sont régulièrement battus et dépassent le millier de mammifères marins morts en France par an, victimes pour la plupart d’engins de pêche, sans compter ceux, bien plus nombreux, qui coulent directement au fond de l’océan.

La Commission européenne a récemment mis la France en demeure de fournir des réponses à la hauteur de l’hécatombe de cet animal emblématique, le public s’émeut, les associations de défense de la nature multiplient les pétitions et les recours devant la justice. Mais, en ce début 2021, aucune inversion de tendance ne se dessine. Les échouages s’étendent désormais au-delà de la « haute saison » d’hiver, non seulement dans le golfe de Gascogne, mais aussi au sud du Finistère.

« LE DAUPHIN COMMUN EST UNE ESPÈCE PROTÉGÉE, CE N’EST PAS UNE ESPÈCE EN DANGER » ESTIME LA MINISTRE DE LA MER, ANNICK GIRARDIN

Mardi 23 mars, l’ONG Sea Shepherd a mené une nouvelle offensive, devant le Conseil d’Etat cette fois, pour tenter d’obtenir du gouvernement qu’il accélère l’envoi d’observateurs et la mise en place de caméras à bord des bateaux de pêche et surtout la fermeture de l’activité dans certaines zones plusieurs mois par an. Une audience en référé-liberté, c’est-à-dire en extrême urgence, s’est tenue devant la haute juridiction administrative. L’ONG fait valoir une « atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale : la liberté du droit à un environnement sain », explique Manon Crécent, l’avocate de l’ONG. Le juge doit se prononcer vendredi 26 mars.

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Selon Sea Shepherd, le dauphin de l’Atlantique nord-est est aujourd’hui menacé. Ce n’est pas l’avis de la ministre de la mer. « C’est un phénomène préoccupant et c’est un drame pour les pêcheurs, estime Annick Girardin. Cependant, le dauphin commun est une espèce protégée, ce n’est pas une espèce en danger. Il n’y a aucune évidence de son déclin, donc nous avons le temps de tester des solutions de moyen terme, dans les deux ans qui viennent, et de long terme. »

Manque d’empressement

Le manque d’empressement du gouvernement français à se saisir pleinement du problème est précisément ce qui lui est reproché. Pourtant, la ministre affirme ne vouloir imposer ni « solution simpliste » ni « mesure brutale » – autrement dit, elle refuse de fermer temporairement telle zone de pêche particulièrement exposée aux captures accidentelles. « Les échouages ont sans doute été multipliés par dix entre 1990 et aujourd’hui, rapporte-t-elle. Si nous les diminuons régulièrement dans les trente prochaines années, on aura gagné ».

POUR MME GIRARDIN, CE N’EST PAS LA PRESSION DE LA PÊCHE QUI EST EN CAUSE, MAIS LA PRÉSENCE D’« ÉNORMÉMENT DE DAUPHINS », ATTIRÉS PAR UNE RESSOURCE EN ANCHOIS ET SARDINES

Mme Girardin assure qu’elle ne fait pas l’« autruche » et détaille le plan d’action qu’elle a annoncé le 19 mars. Il s’agit notamment d’obliger les chalutiers à équiper, en 2021, leurs filets de répulsifs acoustiques, appelés pingers. Une ligne de crédit de 500 000 euros est destinée au financement de survols aériens ; 1,1 million d’euros doit être consacré à l’embarquement d’observateurs et 1,5 million permettra de « tester à des fins scientifiques » vingt caméras à bord de fileyeurs, toujours sur la base du volontariat des patrons de pêche. Une cinquantaine d’observateurs seraient au travail actuellement et « au moins cinq caméras », selon le ministère.

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L’objectif est d’en savoir un peu plus sur les « interactions avec les cétacés dans le golfe de Gascogne », ainsi que sur la répartition et l’importance de leur population, croissante selon la ministre. Pour elle, ce n’est pas la pression de la pêche qui est en cause, mais la présence d’« énormément de dauphins »,attirés par une ressource en anchois et sardines « extrêmement bien gérée par les pêcheurs. Ils ne sont pas responsables de la totalité des échouages, il n’y a pas les bonnes ONG et les mauvais pêcheurs ! »

« Il faut avoir le courage d’agir »

Face au discours rassurant de la ministre, les scientifiques, eux, tirent le signal d’alarme. « On n’avance pas, soupire Willy Dabin, ingénieur d’étude à l’observatoire Pelagis (CNRS-université de La Rochelle) qui centralise des données sur les mammifères et les oiseaux marins depuis la fin des années 1960. Voilà trente ans qu’on nous dit qu’on a besoin de toujours plus de données, mais la question n’est plus là : il faut avoir le courage d’agir, sinon l’espèce va disparaître. Nous n’avons pas besoin d’une connaissance toujours plus fine, juste pour savoir dans combien d’années ça va se produire. »

Le biologiste explique qu’aujourd’hui les dauphins vivant plus au large viennent probablement repeupler le stock du plateau continental décimé. Pour que cette population de l’Atlantique nord-est se maintienne, il ne faudrait pas qu’elle subisse une perte supérieure à 2 % par an. Or, selon les estimations des chercheurs, on est bien au-delà au vu des milliers de dauphins tués chaque année. Cette atteinte à l’équilibre biologique risque fort de se traduire par un effondrement brutal, comme cela s’est produit avec d’autres espèces.

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Elodie Martinie-Cousty, qui pilote le réseau Océan, mer et littoral au sein de France Nature Environnement (FNE), pousse le même cri d’alarme. « De plus en plus de dauphins jeunes s’échouent, l’espèce est en danger ! affirme-t-elle. Mme Girardin devrait écouter les scientifiques et prêter attention à la récente jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne du 4 mars. Celle-ci précise que, dans le cadre de la directive “habitats”, il n’est pas nécessaire de connaître avec précision l’état d’une espèce d’intérêt communautaire pour prendre des mesures strictes de conservation à son égard. »

« On a intérêt à être transparents »

Willy Dabin regrette que les chalutiers et les fileyeurs opérant sur le littoral atlantique n’aient pas compris l’intérêt de partager leurs expériences avec l’équipe de Pelagis, qui le leur demande depuis au moins une quinzaine d’années. Ce partage aurait permis aujourd’hui de savoir quels types d’engins de pêche causent le plus d’accidents. « Si nous pouvions avoir un plan d’échantillonnage aléatoire sur 3 % des bateaux sans refus possible, nous aurions une photo instantanée, glisse-t-il. Quoi qu’il en soit, les zones et les périodes critiques, nous les connaissons. Nous pouvons faire des propositions spatio-temporelles » de fermeture.

« IL Y A TROIS, QUATRE ANS, TOUT LE MONDE REFUSAIT LES OBSERVATEURS À BORD, ÇA A CHANGÉ », SOULIGNE ERIC GUYGNIEC, RESPONSABLE DE L’APAK

Sur le site du ministère de la mer, le public peut désormais s’informer sur l’évolution des échouages. Le dernier bulletin en dateindique que, entre le 16 et le 28 février, 85 dauphins, une baleine et un rorqual morts ont été poussés sur la côte. On apprend aussi que pour plus de 600 petits cétacés signalés depuis le 1er janvier – encore s’agit-il d’une « estimation minimale provisoire », prévient le site –, seulement 55 captures ont été déclarées depuis le 1er décembre 2020 par les organisations de pêche.

Eric Guygniec est responsable de l’APAK (Armement de la pêche artisanale de Keroman), une flotte de sept chalutiers basée à Lorient. Il reconnaît que vis-à-vis des déclarations (obligatoires depuis 2019), « on n’est pas à 100 % cette année, mais ça va le faire. Les gars comprennent qu’on a intérêt à être transparents. Il y a trois, quatre ans, tout le monde refusait les observateurs à bord, ça a changé. »

Tout en restant opposé aux caméras à bord, il note que cette ouverture nouvelle a permis de porter un autre regard sur les chalutiers, responsables de moins de morts de cétacés que l’on ne pensait. D’autant que les chalutiers bretons sont, eux, tous équipés de pingers. Les regards se tournent donc désormais vers les fileyeurs et les bateaux-usines qui opèrent au large.

Menaces

Près du littoral, Eric Guygniec dit voir davantage de dauphins qu’il y a vingt ans. Lui aussi attribue cette fréquentation à la présence de petits poissons pélagiques. « L’anchois, on en faisait beaucoup avant, c’est fini, parce qu’on nous le paie moins de un euro le kilo, témoigne-t-il. Pour pêcher, il faut : la ressource, le quota et un marché convenable. On a arrêté de pêcher pour pêcher, comme on le faisait quand j’ai commencé il y a plus de trente ans. C’était n’importe quoi. »

M. Guygniec sait bien que l’image des dauphins mutilés sur les plages est dommageable pour la profession. « On n’est pas parfaits, demain on sera meilleurs. » Il se veut convaincant sur ce dossier, « le plus important de la pêche française. Il faut qu’on arrive à cohabiter avec ces mammifères dans un environnement marin sain. » Et se montre conciliant tant qu’on n’évoque pas les patrouilles de Sea Shepherd, dont les militants cherchent à quantifier les cétacés pris dans les filets et remontés asphyxiés. « On évite de parler à ces gens, qui voudraient ne nous faire manger que de l’herbe. » De son côté, l’ONG se plaint publiquement des menaces dont ses membres et son bateau font l’objet en Bretagne.

Par Martine Valo
Le Monde 21.03.2021