Le monde d’après: une illusion ?

Les débats sur le « monde de demain » fleurissent. Chacun dans leur coin, les changeurs de paradigme imaginent l’après Covid-19, en piétinant allègrement le seul projet européen actuellement sur la table.

À mesure que les Français égrènent les semaines de confinement, l’ennui s’installe. Et, réseaux sociaux aidant, on cherche à refaire le monde. «Il ne se passe pas un jour sans qu’on me fasse trois ou quatre propositions de pétitions ou de participations à une réflexion collective», s’agace François Gemenne, spécialiste des politiques climatiques et des migrations environnementales à Sciences Po Paris et à l’université libre de Belgique. Sur la toile, dans les colonnes des journaux, dans les forums virtuels, le nouveau monde est partout.

Pour certains, la pandémie serait une chance. «Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré», résume le philosophe des sciences Bruno Latour dans un papier publié par AOC.

Après un torpillage par le gouvernement d’Edouard Philippe, les organisation s membres du Pacte du pouvoir de vivre veulent croire en une saison 2.  Certaines associations imaginent la convocation d’un Grenelle de la résilience au conseil économique, social et environnementale, dès que la convention citoyenne pour le climat aura fait place nette.

RÉACTIONS À CHAUD

Les politiques ne sont pas absents de ce brain storming sociétal. Après le relatif échec de leur mouvement « Accélérons », une soixantaine de députés, rejoints par des sénateurs et des parlementaires européens ont lancé, le 4 avril, le site Le jour d’après. Sur cette plateforme collaborative les internautes sont invités à déposer jusqu’au 4 mai des contributions à 11 débats virtuels, dont aucun n’évoque expressément l’environnement, la biodiversité ou le climat. «Ces sujets irriguent tout le reste», se défend le député du Maine-et-Loire Matthieu Orphelin.

Ces interpellations, ces incantations, ces débats sont-ils utiles? On peut en douter. Organisé en pleine crise, ils font réagir à chaud des confinés qui n’imaginent pas l’ampleur des conséquences de la pandémie. «Certains économistes allemands prédisent une chute du PIB de l’Allemagne de 9% en 2020. Le chiffre est raisonnable et il n’y a guère de motif pour qu’il en aille autrement en France et, pire encore peut-être, en Italie, au Royaume-Uni, en Suisse, aux Pays-Bas et, surtout aux États-Unis», annonce l’ancien économiste en chef de l’Agence française du développement (AFD) Gaël Giraud. Une estimation confirmée, le 14 avril, par le ministre français du de l’action et des comptes publics, Gérald Darmanin. En 2009, la crise financière avait fait reculer l’activité économique de 2,9 %. «Seulement».

«OPTIMISME UN PEU NAÏF»

En mars, Peter Navarro, le conseiller au commerce du président des États-Unis estimait que l’épidémie pourrait emporter plus d’un million d’Américains et coûter des milliers de milliards de dollars à l’économie de l’hyperpuissance[1]. Ces trois dernières semaines, 16 millions de travailleurs américains ont déjà perdu leur emploi. Ce chiffre pourrait dépasser les 20 millions dans les prochaines semaines, pronostiquent plusieurs économistes. 15% des Américains en âge de travailler seraient alors au chômage, contre 3,5% en février. «Nombre de personnes qui s’expriment sur la crise font preuve d’un optimisme un peu naïf», regrette François Gemenne.

Opinion partagée par … Dominique Strauss-Kahn. Dans une tribune publiée par Politique Internationale, l’ancien directeur général du Fonds monétaire international souligne l’ampleur d’une crise qui ne frappe pas uniquement la Lombardie, le Grand Est ou le comté de New York. «Ce revers économique risque de replonger des millions de personnes de la classe moyenne émergente vers l’extrême pauvreté. Or, plus de pauvreté, c’est aussi plus de morts. Les pays africains sont plus jeunes, mais aussi plus fragiles, avec des taux de malnutrition, ou encore d’infection HIV, ou de tuberculose les plus élevés au monde, ce qui pourrait rendre le coronavirus encore plus létal. De plus, là où les pays développés peuvent adopter des mesures de confinement drastiques, cela est souvent impossible dans des contextes de bidonvilles urbains surpeuplés, où l’eau courante est difficilement accessible et où s’arrêter de travailler ou d’aller au marché pour acheter des denrées n’est pas une option. L’expérience d’Ébola a montré que la fermeture des écoles – adoptée par 180 pays dans le monde – se traduit souvent par un abandon définitif de la scolarité, des grossesses non voulues, et une éducation sacrifiée pour une génération d’élèves.»

SUR QUELLES BASES RECONSTRUIRE?

Reconstruire, donc. Mais sur quelles bases ? Plus durera le confinement, plus l’économie tournera au ralenti, moins nous reconnaitrons le monde d’avant. «Le transport aérien, le tourisme, le secteur pétrolier, les PME mettront très longtemps à se remettre de la crise», estime Claire Tuttenuit, déléguée générale d’Entreprises pour l’Environnement (EPE, une association de multinationales françaises). «Pour les pays de l’OCDE, chaque mois de confinement, ce sont 2% de PIB annuel en moins», calcule Laurence Boune, économiste en chef de l’OCDE. Une hypothèse basse.

Le 13 avril, au cours d’une réunion ministérielle, le chancelier de l’échiquier, Rishi Sunak, a annoncé une contraction de 25 à 30% de l’économie britannique au second semestre. Les banquiers remarquent, de leur côté, que le tiers de la valeur boursière mondiale s’est évaporée ces dernières semaines. Or, une part de cet argent finance les pensions de centaines de millions de retraités dans le monde. Si elle n’est pas rapidement enrayée, l’épidémie laissera le tiers des salariés américains sans emploi avant l’été, avance James Bullard, président de la réserve fédérale de Saint-Louis, faisant miroiter un paysage économique et social inédit. Dans les pays en développement, le risque de délitement total de l’économie et de l’État se profile. Avec sa conséquence la plus redoutée par les pays les plus riches: l’émigration !

Cela n’arrête pas les ultra verts. Nombre d’ONG environnementales demandent que toute entreprise bénéficiant des soutiens publics annoncés par les Etats et les banques centrales s’engagent à améliorer ses performances environnementales. Est-ce nécessaire ? Désormais à genoux[2], les compagnies aériennes, membres de l’IATA, ne sont pas revenues sur leurs engagements à réduire leurs émissions de CO2 de moitié entre 2005 et 2050. Les survivantes mettront pourtant plusieurs années à se remettre de l’arrêt prolongé de leurs activités, estime le cabinet de consultance spécialisé Archery Strategy Consulting.

SAUVER CE QUI PEUT L’ÊTRE

Malgré une chute de 80% des ventes en Europe, les constructeurs automobiles devraient respecter, non sans difficultés, les nouvelles normes d’émission communautaires. Ils seront aidés pour le faire. La Chine, le plus grand marché automobile du monde, exige toujours des constructeurs et des importateurs qu’ils vendent plus de voitures électriques d’année en année.

Accroître, en ce moment, l’exigence écologique risquerait d’être plus dévastateur qu’efficace. «Il faut sauver ce qui peut l’être, conditionner les aides à un futur verdissement et impulser un plan de verdissement de l’économie», résume l’économiste Alain Grandjean, président de la fondation Nicolas Hulot. Aux États-Unis, les démocrates ont voulu imposer des contreparties environnementales au secteur pétrolier et à l’industrie de la croisière dans le plan de soutien de 2.000 milliards de dollars. Une disposition rapidement biffée par les parlementaires: «conditionner un plan de sauvetage de toute l’économie américaine à des actions en faveur du climat était tout simplement intenable», soulignent Ted Nordhaus et Alex Trembath, du think tank Breakthrough Institute. A fortiori en pleine période électorale.

Avec la guerre du pétrole, que livrent depuis plusieurs semaines, l’Arabie Saoudite et la Russie aux États-Unis a déjà fait de nombreuses victimes. Plusieurs centaines de petites et moyennes compagnies américaines, souvent spécialisées dans l’exploitation de pétrole de schiste, ont ou sont sur le point de faire faillite. Pour éviter l’arrêt de la production pétrolière américaine (la première du monde !), les grandes banques nationales, JPMorgan Chase, Wells Fargo, Bank of America, Citigroup vont prendre possession de ces nouveaux actifs et devenir producteurs de brut. Il ne faudra pas compter sur elles pour désinvestir du secteur pétrolier avant longtemps.

CHACUN SON POINT DE VUE

Si la plupart des «changeurs de paradigme» esquissent un état du monde post-épidémie plutôt tempéré, ils se retrouvent aussi dans leur incapacité à concevoir, ensemble, un programme commun de l’après, un projet de société post-Covid. Organisée pendant le week-end de Pâques, l’Académie du monde d’après a fait défiler sur sa plateforme numérique des dizaines d’artistes, d’associatifs, de scientifiques, chacun racontant son point de vue. Qui s’en souviendra la semaine prochaine ?

Certainement pas les initiateurs du jour d’après. Les députés et sénateurs proches de Matthieu Orphelin sélectionneront une vingtaine d’idées destinées à faciliter la sortie de crise collectées par leur propre plateforme. «Elles seront ensuite portées par les parlementaires», veut croire le député non inscrit. Avec le succès parlementaire que l’on peut imaginer.

Pas de contact non plus avec les ONG et les syndicats impliqués dans le Pacte du pouvoir de vivre ni avec les membres de la convention citoyenne pour le climat.

Pour ne rien arranger, cette dispersion se retrouve aussi dans le monde de l’entreprise. «En caricaturant, certains secteurs comme l’aérien ont intérêt à ce que la crise s’arrête le plus tôt possible, alors que les géants du numérique n’ont jamais gagné autant d’argent que durant cette période de confinement», résume Claire Tuttenuit.

RELANCE ÉCOLOGIQUE

Penser le monde d’après dans l’entre-soi n’a pas de sens. Des propositions disparates jetées en pâture aux internautes et aux journalistes politiques n’ont aucune chance de faire avancer le Schmilblick, en temps normal. A fortiori en période de reconstruction. On peut s’étonner que ces passeurs de plat de l’histoire oublient qu’un tel programme est déjà sur la table: le Pacte vert européen, présenté par la Commission en décembre dernier. «Il est totalement désespérant de constater que personne ne s’empare, ne s’inspire du seul programme européen de relance écologique de la société», regrette Hélène Peskine, secrétaire permanente du Programme urbanisme construction architecture du ministère de la transition énergétique. «Désespérant aussi de voir que l’après-Covid se pense au sein de chaque pays, alors que la réponse doit être coordonnée à l’échelle du continent», ajoute l’animatrice du réseau Peps, réunissant des technos de l’environnement.

Commentant l’incapacité (souvent juridique) de la Commission européenne d’organiser la réponse à la pandémie, le président serbe, Aleksandar Vucic,  lui décoche un trait terrible: «la solidarité européenne n’existe pas, c’est un conte de fée. Le seul pays qui peut nous aider dans cette terrible situation, c’est la république populaire de Chine.»

TRAGIQUE CACOPHONIE

Pareille cacophonie ne pouvait plus mal tomber. Partout, la défense de l’environnement, de la biodiversité et du climat subit une offensive rarement observée dans le passé. Obnubilée par la reprise de l’économie, l’administration américaine a suspendu la plupart des «contraintes» environnementales pesant sur les entreprises. Les industriels chinois n’ont jamais commandé autant de centrales électriques. Durant les trois premières semaines de mars, 8 GW de capacités nouvelles au charbon ont ainsi été autorisées par les autorités de Pékin: d’avantage que durant l‘année 2019, rappelle un rapport de Global Energy Monitor.

Profitant de la suspension de la COP climat, les Etats en oublient leurs obligations. Sur les 195 signataires de l’Accord de Paris, seuls 4 ont publié leur politique climatique à 2030 (NDC). En Europe, Pologne et république Tchèque réclament la fin du fameux Pacte vert qui, jugent-elles, entravera la reprise économique. Berlin a suspendu la rédaction du projet de loi sur la sortie du charbon. Faute d’impulsion politique, l’Union européenne n’atteindra pas ses objectifs en matière de climat et de biodiversité, rappelait en décembre dernier, le rapport annuel de l’AEE. La situation n’a pas évolué favorablement. «Les efforts se relâchent», regrette Hans Bruyninckx, directeur exécutif de l’institution basée à Copenhague.

Laisser passer le train vert européen ouvrira la porte à la dérégulation environnementale et sociale, telle que la rêvent les conseillers de Donald Trump ou de Xi Jinping. Il n’est plus temps de tergiverser.

[1] A l’heure où nous mettons en ligne, 550.000 cas ont recensés et 21.700 morts.

[2] Les pertes pour l’année du secteur sont estimées à 250 milliards de dollars. 25 millions d’emplois sont menacés, estime l’IATA.

Journal de l’Environnement/14 avril

 

photo : Le temps n’est plus à la discussion.VLDT