Le « tourisme de la dernière chance » s’apparente à un baiser de la mort pour la planète

La sanctuarisation des derniers espaces sauvages est un enjeu majeur, plaide le géographe Rémy Knafou.

Du fait de la pandémie, les destinations lointaines sont actuellement hors d’atteinte de nouvelles formes de tourisme qui ont pour objectif explicite d’achever la conquête de la totalité de la planète, sous le couvert d’un discours marketing qui entend « donner un sens au voyage », « reconnecter nos passagers avec la nature », « faire rayonner un site remarquable tout en le préservant », « accéder aux endroits les plus secrets », etc.

Lorsque les frontières rouvriront, que les flux reprendront, que nous pourrons à nouveau fréquenter des ailleurs proches ou lointains, il sera important de replacer nos pratiques touristiques dans le contexte d’une planète très peuplée, de plus en plus intensément mise en valeur, rendue plus petite par le système de transports, soumise à un inexorable réchauffement climatique sur lequel le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) dresse un constat encore plus alarmant.

Les lieux touristiques d’ores et déjà à notre disposition offrent une extrême diversité, dans tous les milieux, proches ou lointains : ayons la sagesse de nous en contenter. Il apparaît totalement déraisonnable de vouloir intégrer à nos circuits touristiques les derniers espaces inhabités de la planète, sous prétexte que la diffusion des idées écologistes favorise un intérêt croissant pour la nature. Ce « tourisme de la dernière chance » – aller voir la banquise qui fond, les ours polaires qui perdent leur habitat, etc. –, qui exploite sans vergogne les alertes sur le changement climatique, s’apparente au baiser de la mort.

Les exemples d’incursions vers ces espaces encore sauvages se multiplient dans les mers froides ou tropicales. Jusqu’en 2019, le tourisme dans l’Antarctique était en plein développement − le guide Lonely Planetconsacré à ce continent en est à sa septième édition ! −, les croisières dites d’exploration et/ou d’expédition se multiplient aussi dans l’océan Arctique, profitant du recul estival de la banquise. En 2018, une compagnie de navigation spécialisée dans les croisières haut de gamme, dites « d’exploration », entreprit un lobbying en Nouvelle-Calédonie pour débarquer des touristes amateurs d’oiseaux sur l’atoll des Chesterfield, en mer de Corail. Cet atoll isolé, inhabité, n’est actuellement fréquenté que par des braconniers venus du Vietnam, des pêcheurs à la longue ligne et quelques touristes pouvant se payer des parties de pêche au gros. Selon Philippe Borsa, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement, il s’agit de « l’un des derniers récifs et îlots à tortues marines et oiseaux marins à peu près préservés de l’océan tropical ».

L’enjeu est d’importance : à l’époque où il est question de « réensauvagement », sachons conserver hors d’atteinte de l’homme ces espaces inhabités, par ailleurs déjà affectés par le réchauffement climatique et la pollution des mers. N’y ajoutons pas une présence humaine même temporaire, même limitée à de petits flux de privilégiés. Dans certains milieux, l’intrusion de quelques visiteurs compromet inévitablement la quiétude indispensable à la reproduction des oiseaux marins qui y nidifient, entraînant l’échec de la reproduction pour toute une colonie.

Projet totalitaire

L’histoire longue du tourisme nous apprend que l’important, ce n’est pas le dix millionième touriste dans un lieu du « tourisme de masse », mais les cent premiers d’un lieu intouché, car lorsqu’on met le doigt dans l’engrenage touristique, il est ensuite difficile d’en sortir : les cent premiers ouvriront la voie à d’autres, puis à d’autres encore.

Les catégories privilégiées de la population mondiale, qui ont inventé le tourisme – et n’ont jamais apprécié d’avoir à partager des lieux remarquables avec d’autres – n’ont pas achevé leur quête de lieux nouveaux, où leur souci de se distinguer pourra s’exprimer encore. La diabolisation du « tourisme de masse » − nommé, naguère, « tourisme populaire » − a permis, avec l’aide de médias et de scientifiques complaisants, de légitimer cette entreprise d’achèvement de la conquête touristique du monde. Or, nous savons que le tourisme des privilégiés trace le sillon du tourisme de masse, selon la logique de fonctionnement du système touristique mondialisé.

La sanctuarisation de ces espaces − en premier lieu l’Antarctique, seul continent encore inhabité − pourrait être, au titre du tourisme, un objectif de la COP26, la conférence sur les changements climatiques programmée en novembre à Glasgow, en Ecosse.

Nous devons résister à la tentation hégémonique du tourisme qui, en voulant à tout prix conquérir les derniers espaces inhabités de la planète, court le risque de transformer le projet touristique en projet totalitaire.

Sachons nous contenter d’aller vers les autres, vers les innombrables lieux déjà exploités touristiquement et laissons les derniers espaces étrangers à l’homme continuer d’alimenter notre imaginaire.

Rémy Knafou, géographe, professeur émérite à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, est l’auteur de « Réinventer le tourisme. Sauver nos vacances sans détruire le monde » (éditions du Faubourg, 128 pages, 12,90 euros).

Source le Monde