Les émotions des animaux chez BOOKS

Scientifiques, philosophes et militants sont de plus en plus nombreux à prêter aux animaux des émotions et des facultés longtemps considérées comme propres aux humains. Les grands singes mais aussi les autres mammifères, voire les poissons, font désormais partie du cercle familial. Les robots même s’y invitent.

Le gorille Harambe était, disait-on, « intelligent », « curieux », « courageux », « magnifique ». Mais il serait resté anonyme si un petit humain, curieux et courageux lui aussi, ne s’était pas glissé sous une clôture du zoo de Cincinnati un jour de mai 2016 et avait atterri dans l’enclos que Harambe partageait avec deux de ses congénères. Les visiteurs poussèrent toute sorte de cris pour alerter les gardiens du zoo. Harambe ne lâchait pas le garçon des yeux, comme pour le protéger du tumulte, puis il l’attrapa par une cheville et l’entraîna dans l’eau. Il prit délicatement l’enfant par la taille et le remit sur ses jambes. Comme les cris redoublaient, il poussa à nouveau le garçon et le traîna jusqu’au milieu de la fosse.

Harambe était un vieux gorille de 17 ans, un animal d’une force incroyable. Après avoir tenté en vain de l’éloigner du garçon, les gardiens du zoo décidèrent de l’abattre d’un coup de fusil. L’enfant s’en tira avec quelques blessures légères. « Harambe » (ou harambee) signifie « tous ensemble » en swahili. Mais sa mort divisa les États-Unis. « Tuer Harambe n’a pas été une décision facile à prendre – mais il en allait de la vie de l’enfant », justifia le directeur du zoo, Thane Maynard. La plupart des primatologues lui apportèrent leur soutien, mais certains visiteurs étaient bouleversés. Un groupe Facebook fut créé en l’honneur de Harambe : les internautes y partageaient des photos de l’animal, des messages sous le hashtag #JusticeforHarambe et une prière : « Puissions-nous jamais oublier le sacrifice de Harambe […] Repose en paix, héros. »

Les médias furent nombreux à publier une jolie photo d’agence où l’on voyait Harambe accroupi, un bras sur le genou droit, fixant l’objectif comme Sean Connery au summum de sa virilité. « Ce superbe gorille a perdu la vie parce que les parents ont laissé l’enfant sans surveillance », pouvait-on lire dans le texte d’une pétition exigeant que les parents soient traduits en justice. La pétition recueillit 500 000 signatures, soit plusieurs centaines de milliers de plus, nota la chaîne CNN, que celle demandant la mise en examen des meurtriers de Tamir Rice, un garçon noir de 12 ans tué par la police de Cleveland en 2012.

Les gens se projetaient dans Harambe. « Nous avons tendance à considérer nos actes à travers un prisme humain », observait sur CNN le neuro­scientifique Kurt Gray, au plus fort de la polémique. « Nous ne pouvons pas concevoir ce que c’est que d’être un gorille. Nous pouvons juste concevoir ce que c’est que d’être un humain qui est un gorille. »

Cette réalité est à l’origine d’un débat éthique vieux de plusieurs siècles. Un militant pro-Harambe pourra trouver injuste de tuer un gorille pour sauver une vie humaine, au motif que nous avons des capacités cognitives semblables : les gorilles ayant un mode de pensée très voisin du nôtre, ils ont droit au même statut moral. Un autre pourra considérer au contraire que ce qui confère un statut moral aux gorilles est plutôt leur dissemblance cognitive : du fait de nos facultés intellectuelles supérieures nous nous devons de nous élever au-dessus de la loi de la jungle et d’agir en protecteurs de tous les animaux, du poulet au chimpanzé. (Dans aucun des deux points de vue, notre omnivorisme ne pose problème : nous tuons des animaux soit parce que nous sommes nous-mêmes des animaux, soit parce que notre singularité fait que l’intérêt de l’humain prime.) Mais ces visions manifestement opposées en disent long sur notre incertitude quant à notre place parmi les espèces dotées d’un cerveau : sommes-nous des égaux ou des maîtres ? « On ne se découvre soi-même qu’en se voyant reflété dans un œil non humain », écrit l’anthropologue et naturaliste Loren Eiseley. La confrontation de nos similitudes et de nos différences nous oblige à fixer les limites de la responsabilité morale de notre espèce.

Une difficulté supplémentaire vient toutefois s’ajouter aujourd’hui. Dans un monde automatisé, ce regard que rencontre le nôtre pourrait bien ne pas être celui d’un être vivant. Il y a de plus en plus de chances que ce soit celui d’un robot. Jusqu’à présent, les torrents d’insultes adressées à un assistant vocal tel que Siri ou les mauvais traitements infligés à une voiture autonome n’ont pas provoqué un émoi comparable à celui suscité par la mort de Harambe. Mais, si le critère moral est l’égalité ou la supériorité, pourquoi ne s’appliquerait-il pas à des créatures artificielles dotées de cerveaux très développés et placées sous supervision humaine ? Tant que nous n’aurons pas déterminé précisément ce que les animaux sont en droit d’attendre de nous, nous ne saurons pas au juste quelles sont nos obligations envers les robots – ou les leurs envers nous….

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photo : © Noppawat Tom Charoensinphon / Getty. Difficile de savoir si les poissons éprouvent quelque chose d’apparenté à ce que nous appelons « douleur ». Le requin et la raie (ci-dessus) semblent indifférents aux blessures qu’on leur inflige.

Les émotions des animaux

« Aucune frontière nette ne sépare l’espèce humaine du reste du règne animal.
Avec Les Emotions des animaux, une voix puissante vient s’ajouter au choeur toujours plus vaste de ceux qui tentent de transformer nos comportements vis-à-vis des animaux, ces êtres avec lesquels nous partageons cette planète. »
Jane Goodall

Spécialiste de renommée mondiale du comportement animal, Marc Bekoff est professeur de biologie à l’Université du Colorado. Il est confondateur avec Jane Goodall de Ethnologists for the Ethical Treatment of Animals.