Les insectes ou chronique d’une mort annoncée

D’après l’étude du 10 février de Biological Conservation, 40 % des espèces sont mondialement en déclin – et 80 % des insectes volants en Europe ! Une déperdition estimée à plus de 40 milliards d’euros.

Sous sa cuirasse de guerre, il demeure impénétrable. Son cœur (car il en a un) bat-il à la manière du mien ? Ce qu’on voit mal inquiète. Provisoirement on le tue. Il est si petit d’ailleurs, qu’avec lui, on n’est pas tenu d’être juste. » En 1857, l’historien Jules Michelet, qui s’élevait déjà avec effroi contre les exterminations animales, écrit L’Insecte, dont il fait l’éloge. Nous les méprisons, regrette-t-il, parce qu’ils sont muets, semblent ne pas respirer et ne nous ressemblent en rien. Alors nous nous demandons : « Ce masque fixe, immobile, condamné à ne rien dire, est-il celui d’un monstre ou d’un spectre ? »

« Non, répond Michelet, rappelant le rôle éminent des insectes dans la nature. Il est, lui, l’Insecte, le grand destructeur et fabricateur, l’industriel par excellence, l’actif ouvrier de la vie. (…) Les insectes herbivores ont été la répression de l’épouvantable encombrement végétal du monde primitif. (…) Les nécrophores nous rendent le service de faire disparaître toute chose morte du sol. » L’historien devançait les craintes des biologistes qui s’alarment aujourd’hui de la disparition accélérée des insectes : 40 % des espèces sont mondialement en déclin d’après l’étude du 10 février de Biological Conservation – et 80 % des insectes volants en Europe ! Il faut ajouter la perte dramatique des services écologiques rendus : pollinisation, recyclage, lutte contre les espèces ravageuses, alimentation des oiseaux et des poissons – une déperdition estimée à plus de 40 milliards d’euros.

Mais les insectes sont inestimables. En 1857, Michelet relève tout ce que nous leur devons, du miel à la soie, mais aussi tout ce qu’ils nous ont inspiré : « Les arts proprement dits, les beaux-arts, profiteraient encore plus que l’industrie de l’étude des insectes. L’orfèvre, le lapidaire, feront bien de leur demander des modèles et des leçons. » Quant à l’architecture, elle a beaucoup appris des arches ogivales des termitières et des alvéoles des ruches. Le célèbre géomètre Pappus d’Alexandrie, au IVe siècle, voit dans leur hexagone parfait une économie d’espace relevant d’une prouesse mathématique, tandis qu’au XVIIIe, le scientifique Réaumur (1683-1757) propose d’adopter l’alvéole comme étalon de mesure universel.

Si beaucoup décèlent dans ces constructions une preuve de la sagesse d’un « grand architecte », le naturaliste Buffon (1707-1888) préfère parler d’un « résultat mécanique qui se trouve souvent dans la nature », assimilant les abeilles à des automates agis par des instincts. Ce que conteste l’entomologiste Jean-Henri Fabre (1823-1915), l’auteur révéré des Souvenirs entomologiques, mais aussi aujourd’hui le biologiste Martin Giurfa, du Centre de recherches sur la cognition animale de Toulouse, pour qui les abeilles possèdent des capacités d’abstraction inattendues.

Abeilles monarchistes, fourmis républicaines

C’est dire combien l’étude des insectes est un domaine d’importance pour penser le vivant. D’autant que le nombre de leurs espèces défie l’imagination : 1,3 million sont décrits, leur biomasse atteint 300 fois la nôtre, il y a vingt mille espèces de fourmis. Ce qui fait dire au scientifique Fontenelle (1657-1757) que les insectes nous font « comprendre la diversité infinie des modèles sur lesquels la Nature peut avoir fait des Animaux ».

Dans sa Philosophie de l’insecte (Seuil, 2014), l’historien et philosophe des sciences Jean-Marc Drouin rapporte comment les formes d’organisation des « insectes sociaux » ont inspiré notre réflexion politique. De grands débats sur la distinction entre abeilles monarchistes et fourmis républicaines, insectes esclaves ou ouvriers, influençant nos modèles de société et de gouvernement, ont divisé les penseurs des XVIIIe et XIXe siècles.

Les insectes ont aussi beaucoup fasciné les créateurs. Dès l’Antiquité, Esope tire des fables morales des activités des scarabées et des mouches, dont La Fontaine se souviendra avec bonheur – et Kafka décrit la dépossession de soi dans La Métamorphose (1915). H. G. Wells rédige en 1905 la nouvelle L’Empire des fourmis, qui inspirera le film d’horreur L’Empire des fourmis géantes, de Bert I. Gordon (1977), matrice de nombreux autres. S’ils disparaissent, les insectes ont imprégné notre psyché. Le professeur de littérature André Siganos rappelle dans Les Mythologies de l’insecte (Méridiens-Klincksieck, 1985) qu’en Egypte le scarabée doré roulant sa boule d’excréments symbolise le dieu originel Khépri qui fait rouler le soleil. Et dans la mythologie grecque, le géant Orion, un chasseur redoutable, est tué par un minuscule et venimeux scorpion…

L’insecte est un grand pourvoyeur de symboles. Pour le psychologue Tobie Nathan, auteur de Psychanalyse et copulation des insectes (Mille et une nuits, 2013), l’extrême diversité, bizarrerie et parfois rudesse des activités sexuelles des insectes nourrissent nos fantasmes et toute une symbolique érotique – dont la mante religieuse est la figure la plus célèbre. Celle-ci est menacée dans plusieurs régions françaises…

Frédéric Joignot/Le Monde