« Les institutions européennes doivent interdire le premier projet d’élevage de pieuvres au monde »

Dans une tribune au « Monde », Caroline Roose, députée écologiste européenne, et Amandine Sanvisens, directrice de l’association Aquatic Life Institute Europe s’insurgent contre l’annonce par une multinationale espagnole de l’ouverture d’un élevage industriel de poulpes.

Il ne s’agit plus d’un scénario de science-fiction : le premier projet d’élevage de pieuvres au monde est près de devenir réalité. Une multinationale espagnole, Nueva Pescanova, s’apprête en effet à imposer l’enfer à ces animaux, pourtant reconnus très intelligents et inadaptés à la promiscuité. L’instauration de ce type d’élevage impliquerait en outre toujours plus de pêche pour nourrir ces animaux carnivores.

Il est bien moins coûteux et compliqué d’éviter qu’une pratique délétère se développe, plutôt que de la combattre par la suite. Les institutions européennes doivent agir dès maintenant pour empêcher qu’elle s’implante en Europe.

Avec l’attention grandissante envers les animaux d’élevage, les usages générant des souffrances les plus injustifiables ont tendance à refluer. Certaines de ces pratiques sont anciennes, comme les chasses dites « traditionnelles » ou les mutilations à vif dans les élevages, tandis que d’autres se sont déployées dans les années 1970 avec l’élevage industriel, comme celui de poules en cages ou le broyage des poussins mâles issus de races pondeuses. En quelques générations, certains usages vont même jusqu’à se transformer en symboles identitaires, marqueurs de terroirs ou de traditions.

Ainsi la corrida, avec mise à mort importée d’Espagne dans les arènes d’Arles il y a moins de cent cinquante ans, a par exemple atteint cent ans plus tard le rang de tradition locale ininterrompue. Cependant, les pratiques qui ne suscitaient guère d’opposition hier accumulent au fil du temps un décalage de plus en plus grand avec les attentes de la société, appelant les décideurs politiques à trancher entre la défense d’intérêts économiques et ceux des animaux.

Abomination

Il ne faut pas attendre qu’une pratique nuisible s’ancre dans un secteur, que des emplois en dépendent et qu’un lobby économique la défende. Or, les instances européennes tardent à réagir contre l’une des pires abominations que l’élevage industriel ait jamais produite : celui de poulpes.

Les pieuvres sont des animaux très intelligents. Nous avons de solides preuves scientifiques de leur sentience, c’est-à-dire de leur capacité à éprouver subjectivement des émotions et sentiments tels que la joie, l’anxiété, l’ennui, l’excitation.

Leur captivité dans des endroits trop petits pour être explorés, dépourvus de proies à chasser et d’objets à manipuler, induit une détresse psychologiquemenant à la dépression, l’anorexie ou même la consommation de leurs propres membres. Les éleveurs sont alors obligés de leur apporter des proies vivantes, ce qui pose d’autres problèmes de maltraitance lors du transport des animaux pêchés puis déplacés pour être dévorés.

Naturellement solitaires, ces animaux se sentent facilement agressés dans la promiscuité des élevages industriels. Les confiner ensemble entraîne des comportements violents allant jusqu’au cannibalisme. Elles écorchent en outre facilement leur fine peau contre les parois de leurs cages ou de leurs bassins en tentant de fuir leurs assaillants. Les lésions guérissent souvent mal et finissent par s’infecter, causant des dommages permanents, voire la mort.

Catastrophe éthique et écologique

Les pires conditions de détention et d’abattage ne pourront être évitées dans de futurs élevages, puisqu’il n’existe actuellement aucune loi protégeant ces céphalopodes. Leur physiologie très particulière – chacun ayant trois cœurs et un système nerveux décentralisé avec huit « cerveaux » périphériques – exclut de les tuer sans souffrance autrement que par l’administration d’une dose létale d’anesthésiant. Cette méthode serait inapplicable à un usage commercial, le cadavre de l’animal étant alors impropre à la consommation.

Autre conséquence : du fait de leur régime carnivore, l’élevage de pieuvres ne fait qu’accentuer la pression liée à la pêche. De nombreux animaux marins sauvages (poissons, mollusques et crustacés) doivent être tués pour l’élevage d’un seul poulpe. Dans un contexte global de pression croissante sur les ressources halieutiques, l’élevage de ces animaux carnivores va donc à l’encontre des orientations de l’Union européenne visant à limiter la dépendance du secteur de l’aquaculture à la pêche en pleine mer.

La multinationale espagnole Nueva Pescanova a déjà annoncé l’ouverture cette année du premier élevage de pieuvres au monde, implanté dans les terres de l’archipel des îles Canaries, pour une commercialisation en 2023. Près d’un million de poulpes y subiraient les affres de l’élevage industriel chaque année.

Nous appelons la Commission européenne, les parlementaires européens ainsi qu’Emmanuel Macron, alors que la France assure jusqu’en juin la présidence du Conseil de l’Union européenne, à agir immédiatement pour éviter une catastrophe à la fois éthique et écologique. L’interdiction de l’élevage de céphalopodes dans l’Union européenne est un cas d’urgence extrême.

 

Caroline Roose/Députée européenne EELV / ALE – Amandine Sanvisens/Directrice de l’association Aquatic Life Institute Europe et cofondatrice de Paris Animaux Zoopolis/PAZ

Le Monde/5 mars/