Plus on est de loups…

Des observations de «Canis lupus» dans le nord et l’ouest montrent que l’animal pourrait recoloniser tout le territoire.

Automne 2021. Dans la plaine du Calvados, un agriculteur tombe nez à nez avec un loup. Il le prend en photo. Quelques jours plus tard, un grand canidé gris est immortalisé à Blaru, dans les Yvelines – à une quinzaine de kilomètres près, l’animal pouvait prendre le RER à Cergy. Fin novembre, c’est non loin de Tours, à Cinq-Mars-la-Pile, qu’un autre individu est pris sur le vif, sur fond de champ labouré. Les apparitions sont furtives, les portraits similaires. Oreilles courtes et arrondies, queue frôlant le tarse, liseré noir sur les pattes avant et autres particularités physiques : à chaque fois, l’Office français de la biodiversité (OFB) identifie Canis lupus. Le loup gris. Une première depuis plus d’un siècle.

moutons tués

Cela fait des années que le loup se déconfine progressivement du massif alpin, où il est revenu au début des années 90. Après avoir investi le Massif central, la Lorraine et les Pyrénées, le voilà qui explore le nord et l’ouest de la France, loin des montagnes. Dans les années 2010, on l’aperçoit dans la Somme, la Seine-Maritime ou encore l’Yonne et l’Eure-et-Loir. Début 2020, il est vu sur une route charentaise. En mai, dans les marais côtiers de Vendée. En octobre on le retrouve, mort, sur une route non loin d’une plage à Saint-Brevin-les-Pins, village situé à l’embouchure de la Loire. Les observations se multiplient, les signes avant-coureurs aussi : empreintes, crottes et surtout, moutons blessés ou tués – souvent plus proprement que si l’auteur avait été un chien. Verra-t-on des loups à Fontainebleau ? Francilienne n’ayant jamais vu l’ombre d’un loup, même dans les Alpes-Maritimes où j’ai joué l’aide-bergère quelques semaines, je trépigne. Les éleveurs et particuliers un peu moins.

Pour Oksana Grente, docteure en écologie à l’université de Montpellier, ces observations n’ont pourtant rien d’étonnant. «Sur le plan écologique, le loup pourrait tout à fait occuper l’ensemble

du territoire. C’était le cas à la fin du XVIIIe siècle.» A l’époque, 15 000 à 20 000 loups gambadaient dans toute la France. Bretagne, Nord et Paris compris. Car si le loup a besoin d’assez grandes proies comme les cervidés et de cachettes pour élever ses petits, dans l’ensemble, ce n’est pas un difficile. On l’a vu galoper dans des zones d’agriculture intensive en Espagne, traîner aux abords de villages densément peuplés en Inde, chasser au milieu des mines sur le plateau du Golan. L’espèce est endurante, plastique, adaptable – ce qui n’était pas pour nous déplaire il y a quinze mille à quarante mille ans, quand on l’a domestiquée pour en faire notre toutou polymorphe. Sans oublier que le loup n’est pas un animal de montagne mais de forêt, voire de plaine. Une grande ville comme Paris ? «S’il vit en forêt et qu’il y a suffisamment de gibier, c’est dans ses cordes. Tout dépend de l’homme – s’il le laisse s’installer ou non.» C’est là que ça se corse.

Coureurs de fond

Eradiquée de l’Hexagone dans les années 30 après des campagnes particulièrement efficaces, dès lors que les primes à la queue ont été systématisées et les armes à feu, démocratisées, l’espèce revient de loin. Enfin, il lui a suffi de franchir la barrière naturelle des Alpes séparant l’Italie de la France. Car à l’inverse de ce que l’on entend encore, le loup n’a pas été réintroduit par l’homme. Il s’est réintroduit tout seul. Aujourd’hui il y en aurait 624, la quasi-totalité des meutes reproductrices vivant dans les Alpes, sur le point de déborder. «Le massif commence à se saturer, explique Grente, ce qui repousse le front de colonisation de la population alpine.» Quand les espaces entre les meutes se comblent, il ne reste qu’à coloniser tout autour. D’où l’apparition de jeunes loups, ici et là.

Il faut dire que l’on a affaire à des coureurs de fond. Au printemps et à l’automne, lorsque les petits naissent ou sont assez grands pour s’imposer, des conflits éclatent au sein de la meute. L’heure est alors à la compétition, que ce soit pour manger ou se reproduire. Vu l’ambiance, certains loups vont chercher ailleurs leur bout de gras et parfois, deviennent baroudeurs au long cours. Autoroutes, zones industrielles, voies ferrées, fleuves, lacs gelés : avec de la chance, Canis lupus peut traverser en ligne droite un paysage morcelé et inconnu sur des centaines, voire plus d’un millier de kilomètres, et ce durant des mois. Sans doute les loups observés en Normandie ou dans les Yvelines sont-ils dans cette situation délicate : trouver un territoire et un partenaire dans un milieu imbibé jusqu’à la moelle par des bipèdes, cela n’a rien d’une promenade de santé.

Il y a bien des success stories lupines comme Slavc, ce loup d’origine slovène qui, en 2011, parcourait 1 200 kilomètres pour rencontrer une louve près de Vérone, en Italie, avec qui il a eu des louveteaux. Mais tout le monde n’a pas cette veine. Les loups en dispersion risquent gros : accidents, maladies ou mauvaises rencontres. «Dans les Vosges, des loups s’installent sans constituer de meutes reproductrices. Difficile de comprendre pourquoi, le braconnage pourrait être en cause», dit Grente. On se souvient de cette louve ensanglantée et pendue, accompagnée d’un message revendicateur devant une mairie des Hautes-Alpes, en septembre.

Situation grise

Sans oublier les tirs autorisés par les pouvoirs publics. Avec près de 12 000 morts d’animaux domestiques qui lui sont attribués chaque année, surtout ovins (sur un cheptel de 7 millions), le loup est une contrainte réelle. Aussi, dans son dernier Plan loup sorti en 2018, l’Etat fixe le plafond d’abattage à 20 % de la population, contre 10 % auparavant. Une centaine de loups ont ainsi été «prélevés» en 2021. Sauf que tous ces tirs ne seraient pas utiles à l’élevage. «On ne peut pas généraliser. Un tir peut améliorer une situation, mais pas toujours», dixit Grente, qui vient de présenter une thèse sur le sujet et pour qui seules des études de terrain tenant compte du contexte local et de la diversité d’acteurs permettraient de savoir ce qui marche, ou pas. La situation n’est donc ni noire ni blanche, mais plutôt grise.

Le loup pourrait-il s’étendre partout pour autant ? «S’il n’y avait aucune gestion par les tirs, on pourrait l’envisager.» Mais leur augmentation récente fait que la croissance annuelle de la population lupine ralentit. Avec un risque de déclin si la mortalité, de 42 % après 2014, venait à dépasser les 55 %, alertait l’OFB-CNRS dans une note en 2020. Or, pour être viable, la population doit comprendre 2500 à 5000 loups minimum, selon une expertise scientifique

de 2017 impliquant l’OFB et le Muséum national d’histoire naturelle. Le risque serait donc de voir les loups disparaître à nouveau si on les régulait un peu trop. Sauf que la France a des obligations : l’espèce, inscrite dans l’annexe II de la Convention de Berne, est strictement protégée au niveau européen et national. Accessoirement, l’extinction de masse de la biodiversité nous invite, en tant que société, à considérer davantage ceux qui restent. Toujours est-il que le pistage de loups au bois de Vincennes, ce n’est pas demain la veille.

 

DIana Semaska, Dessin Manon Bucciarelli /Libération, 1er décembre