Sans prédateurs, les caméléons de Jackson se la pètent

Une étude scientifique sur une espèce africaine introduite à Hawaï montre que la quasi-absence de prédation a permis aux réptiles une expression plus franche de leurs couleurs en comparaison de leurs congénères kenyans.

Le caméléon est associé dans nos esprits au camouflage : avec sa capacité incroyable à changer de couleur en un clin d’œil, il peut se fondre dans le décor en devenant vert comme les feuilles ou marron comme une branche. Mais en réalité, le besoin de se camoufler est assez secondaire. Les caméléons changent surtout de couleur selon leur humeur et les messages qu’ils veulent faire passer à leurs congénères, en arborant des robes les plus éclatantes possible quand il s’agit de se montrer impressionnant. Des chercheurs australiens ont même montré que les reptiles sont d’autant plus extravagants à l’abri du danger : ils affichent des couleurs plus vives en l’absence de prédateurs.

Les biologistes ont choisi d’étudier les caméléons de Jackson, car on en trouve sur deux territoires bien distincts. Une partie de cette espèce vit toujours dans les forêts d’altitude au Kenya et en Tanzanie, d’où elle est originaire, tandis qu’un autre groupe a été introduit sur l’île d’Oahu, à Hawaï, en 1972. Arrivés par bateau pour être vendus à des amateurs de reptiles, ces beaux caméléons verts à trois cornes se sont dispersés sur l’île et se sont rapidement reproduits. «Sur Oahu, il y a peu de prédateurs potentiels de caméléons», expliquent les chercheurs dans leur étude, parue ce mercredi dans Science Advances. «Il n’y a pas de serpents ni de rapaces mangeurs de lézards», et très peu d’autres oiseaux susceptibles de s’intéresser à ces bêtes de 30 centimètres de long, «tandis qu’au Kenya ils sont chassés par un ensemble d’oiseaux, de serpents et occasionnellement de mammifères». Dans ce paradis pour caméléons qu’est Oahu, la quasi-absence de prédation a-t-elle permis une expression plus franche de leurs couleurs ? C’était l’hypothèse que voulaient tester les chercheurs australiens, et ils n’ont pas lésiné sur les moyens pour le vérifier de façon scientifique.

Ils se sont rendus à Hawaï et au Kenya pendant la saison de reproduction des caméléons, en 2006, et ont cueilli quelques individus dans les forêts tropicales avec des perches de six mètres de long. Ils leur ont installé un petit laboratoire de branches et de feuillages ressemblant à leur environnement naturel, et les ont placés en situation avant de mesurer la réflectance de leur peau (la quantité de lumière réfléchie) avec un spectrophotomètre et une source de lumière toujours identique. La réflectance de leurs couleurs a été mesurée en plusieurs endroits de leur corps : à la base de la queue, au milieu du flanc, en haut du flanc et dans leur cou.

La couleur reflète l’issue de l’interaction sociale

Place au spectacle ! Pour la première mise en scène, les chercheurs ont posé sur les branches deux mâles, face à face. Ils n’ont pas tardé à endosser leurs couleurs d’apparat pour se provoquer : un éclatant vert pomme, tirant sur le jaune vif au milieu du flanc et dans le cou. Les mâles s’affrontent, entremêlant leurs cornes comme de jeunes cerfs fougueux, et à mesure que s’établit le rapport de domination, le caméléon le plus faible change de couleur. Il délaisse les teintes vives et passe progressivement aux couleurs du subordonné, d’abord un vert plus sombre puis une robe marron terne. Les mesures de réflectance sont sans appel : quelle que soit la zone du corps, les couleurs des caméléons hawaïens sont plus vives (elles reflètent plus de lumière) que celles des caméléons kenyans.

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Une autre mise en scène impliquait un mâle et une femelle pour un exercice de séduction. Là aussi, l’issue de l’interaction sociale s’affiche sur la peau des reptiles, puisque la femelle devient vert foncé lorsqu’elle choisit de rejeter son prétendant, et là aussi, les couleurs étaient plus vives chez les caméléons d’Oahu. Deux autres tests des chercheurs australiens simulaient la rencontre d’un caméléon et d’un prédateur : ils ont agité au-dessus du reptile un serpent et un rapace factices (mais hyperréalistes) et l’ont vu enfiler sa tenue de camouflage avec des motifs contrastés imitant le feuillage. Là encore, les caméléons africains étaient plus discrets que leurs copains des îles.

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Contraste et luminosité

La réflectance de la peau est une information intéressante, mais pas suffisante en elle-même, car qui nous dit que la végétation d’Oahu n’est pas elle aussi plus claire que celle des forêts africaines ? Dans ce cas, les caméléons îliens ne paraissent pas plus flashy quand ils sont dans leur environnement naturel, et la démonstration est ratée. Il faut donc aussi prendre en compte l’aspect de leurs forêts respectives, et mesurer le contraste de couleur et de luminosité entre les caméléons et les feuilles en arrière-plan. Mieux encore, les chercheurs ont simulé le système visuel des serpents et des oiseaux pour calculer le contraste vu par leurs yeux, différents des nôtres. Les résultats sont restés nets : le contraste entre le caméléon et le fond feuillu est plus prononcé chez les Hawaïens que chez les Africains.

Les biologistes ont donc pu conclure que les caméléons hawaïens se montrent à la fois plus voyants quand ils sont entre eux, en situation sociale d’affrontement et de séduction, et moins «cryptiques» (camouflés) face à des prédateurs. Après cinquante ans passés sur l’île d’Oahu, libérés de la crainte d’être chassés, les caméléons de Jackson se sont adaptés et ont délaissé la discrétion pour concentrer leurs efforts chromatiques sur les activités les plus importantes de leur vie : se bagarrer et draguer.

photo : Une partie des caméléons de Jackson vit dans les forêts d’altitude au Kenya et en Tanzanie, d’où elle est originaire, tandis qu’un autre groupe a été introduit à Hawaï en 1972. (Matthijs Kuijpers/Biosphoto)

Libération/Camille Gévaudan/11 mai