Viaduc ferroviaire, autoroutes, pression immobilière… Menaces sur la plus ancienne réserve du Kenya

REPORTAGE « Parcs africains » (1/6). L’expansion rapide de la métropole kényane menace la quiétude des zèbres, girafes et gazelles du plus vieux site sauvage du pays.

Dans la prairie, une constellation de points gris foncé se détache sous le soleil brumeux de cette fin de saison des pluies. Les jumelles dévoilent un troupeau de buffles qui progresse lentement au milieu des herbes hautes. Accoudé à un parapet, Anthony Childs embrasse du regard ce panorama dont il connaît chaque détail. Voilà près d’une décennie que ce passionné de la faune sauvage gère un hôtel intimiste et luxueux en lisière du parc national de Nairobi. Mais ce n’est pas le spectacle des bovidés qui retient aujourd’hui son attention, ni ces deux autruches aperçues plus tôt en contrebas. « Le parc est littéralement assiégé par la ville, et cela ne fait qu’empirer », dit-il dans un soupir, tendant le bras vers l’horizon. Au loin, sous la chape de pollution, on distingue la silhouette de Kibera, le plus grand bidonville d’Afrique, tandis que, plus au sud, une tache sombre signale Ongata Rongai, un faubourg de la capitale kényane en plein développement.

Ce matin de la fin mai, Anthony Childs, 47 ans, revient d’une réunion avec le Kenya Wildlife Service (KWS), l’agence publique chargée de la gestion de la vie sauvage. Thème de la rencontre, convoquée à l’initiative d’une poignée d’amoureux du parc : « Protéger les paysages ». En l’espèce, les dernières années n’ont guère été encourageantes. Depuis 2019, la ligne ferroviaire qui relie Nairobi à la ville de Naivasha, située à une centaine de kilomètres plus au nord, coupe la réserve en deux, telle une longue cicatrice. Pour ne pas gêner les mouvements des bêtes, les rails ont été construits en hauteur, sur un gigantesque viaduc. « Mais ici on vient voir la savane, pas un pont, déplore le Britannique, installé depuis toujours au Kenya. Et que sait-on réellement de l’impact de ce chemin de fer, qui traverse une zone de reproduction très importante pour les rhinocéros ? »

La ligne ferroviaire, baptisée « standard gauge railway », est le symbole le plus visible des menaces qui pèsent sur le parc national de Nairobi. D’une superficie de 117 kilomètres carrés, cette aire protégée est la plus petite et la plus ancienne du Kenya. Au début du XXe siècle, les amateurs de gros gibier se pressaient sur ce terrain densément peuplé d’animaux sauvages. Un camp de base et d’entraînement y a été aménagé, en 1914, pour les soldats participant à la campagne britannique du Tanganyika (actuelle Tanzanie) contre les Allemands, puis lors de la seconde guerre mondiale pour les troupes mobilisées contre les Italiens en Ethiopie. Chaque fois, la faune a fait les frais de ces déploiements.

Sanctuarisé en 1946, quand le pays était encore une colonie anglaise, le parc est aujourd’hui confronté à des défis d’un nouvel ordre. Situé à sept kilomètres du centre-ville de Nairobi, il doit composer avec le voisinage d’une métropole en constante expansion. Au cours de la dernière décennie seulement, la population de la capitale a doublé pour atteindre quelque 5 millions d’habitants. Une démographie galopante dont les zèbres, girafes et gazelles subissent immanquablement les répercussions. A la frontière sud, seul côté du parc encore non clôturé, des constructions surgissent partout, perturbant le va-et-vient des animaux. Vers le nord, les mammifères broutent sous le vrombissement des avions de l’aéroport Wilson, tout proche. A cette extrémité, la surface a déjà été rognée par une rocade autoroutière, la Southern Bypass, construite en 2015 par une société chinoise pour désengorger le trafic cauchemardesque de la ville.

« A l’époque, ça n’a pas suscité beaucoup de débats et c’est en partie pour cela que le gouvernement a estimé qu’il pouvait pousser le projet du train », se souvient Reinhard Nyandire, un ex-employé de l’association des Amis du parc national de Nairobi. Ce chantier-là, à nouveau réalisé par Pékin et entaché de forts soupçons de corruption, s’est finalement révélé bien plus controversé. Procès, pétitions adressées au gouvernement et à l’ambassade de Chine, campagne auprès des médias, manifestations… « Avec d’autres ONG, nous avons tout essayé pour tenter de faire adopter un nouveau tracé. Les autorités nous ont répondu que ce serait trop cher, et nous avons été accusés d’être des ennemis du développement, raconte le trentenaire, qui travaille pour une organisation environnementale américaine. Mais cet espace est censé être protégé : de quoi alors le protège-t-on ? »

Ici, on ne voit guère la couleur
de l’argent engrangé
grâce aux animaux sauvages

Dans son grand bureau où une lionne empaillée semble monter la garde, le directeur du parc, Vincent Ongwae, balaie craintes et scrupules. La voie ferrée ? Aucune incidence sur la biodiversité, assure cet agent du KWS. D’ailleurs, elle présenterait même des bénéfices inattendus en retenant l’eau de pluie dans les trous creusés autour des piliers. Quant à la faune, elle se porte à merveille, poursuit-il, énumérant quelques-unes des centaines d’espèces de mammifères, volatiles ou reptiles qui ont élu domicile aux portes de Nairobi. On y trouve lions, léopards, buffles, rhinocéros, soit quatre des fameux « big five »qui font la célébrité du Kenya – manque juste l’éléphant, faute de place. S’y réfugient aussi des ribambelles d’oiseaux, du marabout à la pie-grièche en passant par le serpentaire. Sans oublier les hippopotames, les babouins, les phacochères…

Pression immobilière

Cette richesse faunique et l’immédiate proximité de la capitale font du parc un maillon essentiel dans la stratégie touristique du pays. En 2021, malgré la pandémie de Covid-19, il a accueilli près de 207 000 visiteurs, un chiffre en hausse de 40 % sur dix ans. La donnée est loin d’être anodine dans un pays où le tourisme est une source majeure d’emplois et d’entrée de devises. Les Kényans s’y rendent volontiers et de plus en plus, « mais nous recevons aussi un nombre incalculable de VIP. Beaucoup viennent entre deux avions ou quand ils participent à un séminaire à Nairobi, se réjouit le directeur en treillis. Notre priorité est donc d’améliorer l’infrastructure touristique. On attire les gens parce que l’on a de bonnes routes ».

Un tel discours irrite les communautés d’éleveurs masai installées au-delà de la rivière Mbagathi, qui marque la frontière méridionale du parc. Ici, on ne voit guère la couleur de l’argent engrangé grâce aux animaux sauvages. Ils sont pourtant innombrables sur ces plaines de l’Athi-Kapiti, sur lesquelles la réserve est ouverte afin de permettre leurs déplacements au rythme du jour et des saisons.

Dans la lumière du crépuscule, des bataillons d’impalas côtoient gnous, girafes et zèbres de Grévy. « Les repas préférés des lions ! », lance Daniel Kimiti Suyianka, ranger masai de la conservancy (que l’on pourrait traduire par « zone conservatoire ») de Naretunoi, un espace de 25 kilomètres carrés qui jouxte la réserve, placé sous la tutelle des communautés locales. « J’aime dire que, pendant la journée, les animaux travaillent pour le gouvernement : ils vont dans le parc et se laissent photographier par les touristes. Le soir, ils reviennent ici, à la maison », poursuit ce géant qui a grandi sur ces terres où la faune sauvage a, de tout temps, côtoyé le bétail des éleveurs masai.

« Le parc risque de se retrouver
entièrement clôturé » – Nyokabi Gitahi, spécialiste kényane des politiques de la conservation

Mais cet équilibre est aujourd’hui menacé. Autour de Nairobi, la pression immobilière est si forte que les plaines sont de plus en plus morcelées. Les abords du parc se hérissent chaque année de nouvelles infrastructures : ici une usine de ciment, là une centrale électrique ou un vaste ensemble de logements. Les prospecteurs affluent pour convaincre les propriétaires masai de vendre leurs parcelles. Des initiatives comme celles de la zone de Naretunoi essaient tant bien que mal d’inverser la tendance en rémunérant les familles membres du programme : celles-ci perçoivent 8 dollars par acre (4 047 mètres carrés) et par an. Un fort modeste pactole tant la terre, ici, vaut de l’or. Sans compter que les communautés pastoralistes paient parfois un lourd tribut à la vie sauvage. En mai, un éleveur de la conservancy a perdu un veau, dévoré par un fauve. Il a donc décidé d’équiper son enclos à bétail d’un système de lampes clignotantes, destiné à effrayer les lions la nuit. Le dispositif est efficace, mais il n’est pas gratuit.

Quadrupler l’espace pour la faune sauvage

« Quand ton troupeau est décimé par les animaux sauvages, tu n’as plus forcément envie de les protéger, résume Nkamunu Patita, coordinatrice des programmes de l’ONG américaine The Wildlife Foundation, qui gère notamment le conservatoire de Naretunoi. Le problème est que le gouvernement ne fait pas son travail : il devrait compenser financièrement les pertes des éleveurs et reverser une partie des recettes touristiques aux communautés locales pour les pousser à s’investir activement dans la conservation. » Si rien ne change, redoute cette énergique militante masai, le parc risque de se refermer sur lui-même au point de ressembler à un zoo : « Or, on sait bien qu’un tel écosystème, pour pouvoir se régénérer et rester sain, a besoin d’être connecté à l’extérieur. »

Autrefois, les routes parcourues par les animaux reliaient sur des centaines de kilomètres le parc de Nairobi à ceux du mont Kenya, au nord, et d’Amboseli, au sud. Leur disparition a laissé des traces. Alors que les gnous étaient près de 30 000 à transiter chaque année par Nairobi, dans les années 1960, ils ne sont plus que quelques centaines aujourd’hui à paître dans le parc et sa périphérie immédiate. Conscient du problème, le gouvernement a monté un groupe de travail pour tenter d’identifier et de sécuriser des couloirs de migration entre le parc et diverses « zones conservatoires » des environs. L’enjeu, selon les conclusions d’un rapport publié en janvier, est de quadrupler l’espace disponible pour la faune sauvage. Mais la création de ces corridors augure de rudes batailles : il faudra traverser des autoroutes, rétribuer certains propriétaires, acheter des terrains…

Or « le temps est compté. Si les choses n’avancent pas assez vite, le parc risque de se retrouver entièrement clôturé », s’inquiète Nyokabi Gitahi, une spécialiste kényane des politiques de conservation. « Et ce qui se joue là ne concerne pas juste Nairobi, alerte-t-elle. C’est un signal pour l’ensemble des aires protégées au Kenya, qui sont toutes soumises à de fortes pressions. »

Le Monde, Août 2022